Dans la pénombre, une voix préenregistrée rompt le silence. C’est celle d’un homme qui vient de commettre un meurtre. En arrière-plan, des images d’océan gris bleuté, de vagues symbolisant la scène du crime. En quelques mots, tout est dit. Le prévenu a avoué. Mais qu’en est-il des circonstances, des mécanismes qui l’ont poussé à cette extrémité ?
Des hommes face à l’océan
Au fur et à mesure que la lumière s’intensifie, deux silhouettes se font face dans une sorte de terrain vague. L’une est filiforme, droite, raide, l’autre plus trapue et courbée. Le premier (Emmanuel Noblet), le juge d’instruction, reste le plus souvent silencieux. Il veut comprendre ce qui s’est passé et rédiger l’acte d’accusation. Le second, (Vincent Garanger), volubile, ne cherche pas tant à se justifier qu’à raconter son histoire. Ancien ouvrier au chantier naval, licencié par manque d’activité, Martial Kermeur vit comme il peut avec son fils, sa femme ayant quitté le foyer depuis longtemps. En contrepartie d’un logement, il doit s’occuper et entretenir le parc d’un « château » avec vue imprenable sur la rade de Brest.
Sur cette lande finistérienne battue par les flots et les vents, le travail est rare. Alors quand arrive le promoteur Antoine Lazenec, l’espoir renaît dans le cœur de la petite commune et de ses habitants. Une nouvelle vie s’offre à eux, à condition d’investir quelques milliers de francs dans un projet de lotissements et d’un complexe hôtelier de luxe. Pourquoi refuser une telle aubaine ? L’homme est de belle prestance, beau parleur et son projet devrait relancer l’économie locale.
Une fois ferrée, il ne lâche pas sa proie. L’engrenage est bien huilé. Chacun y va de ses économies. Kermeur, bien que socialiste de la première heure, a du mal à le reconnaître, mais il se laisse embobiner. Toute sa prime de licenciement gardée au chaud en vue de jours meilleurs passe dans l’achat d’un futur trois pièces avec vue sur mer… Les années passent, les travaux s’enlisent, Lazenec pérore, étale ses richesses, mais rien de concret ne sort de terre. L’arnaque est évidente. Les rancœurs grandissent. Tous les ingrédients d’un drame sur fond de mépris de classe sont là. L’issue ne peut être que fatale.
En son âme et conscience
Prendre un livre à succès et l’adapter au théâtre n’est pas exercice facile. Emmanuel Noblet n’en est pas à son premier essai. En portant au plateau en 2017, Réparer les vivants de Maylis de Kerangal, il avait révélé son sensible talent. Il récidive huit ans plus tard en s’emparant de la langue de Tanguy Viel. Un beau défi tant la langue de l’auteur brestois se suffit à elle-même. Belle, puissante, elle se laisse lire et emporte le lecteur au cœur de cette tragédie ordinaire. Les mots sont choisis. Ils n’ont que peu à voir avec le langage de l’homme de la classe moyenne qui confesse son crime, mais peu importe. La question est ailleurs. Non dans le récit qui ne cesse de prendre des détours, mais bien dans la tête de celui qui le reçoit.
Crime, il y a eu, c’est une certitude. Mais est-il excusable, pardonnable ? Normalement, c’est aux jurés de décider si des circonstances atténuantes peuvent en excuser le geste et ainsi réduire la peine. Un article du Code pénal, mal connu, peut totalement changer la donne, laissant au juge le pouvoir décisionnaire en son âme et conscience de « requalifier » l’acte d’accusation. Ici, de transformer le crime en accident. Problématique, non ? Un homme face à lui-même peut changer l’histoire.
En se servant de cette notion de droit, Tanguy Viel signe un texte haletant et passionnant, qui secoue et interroge. La mise en scène d’Emmanuel Noblet, tout en sobriété, ne fait qu’en souligner l’intelligence. Mais c’est encore une fois ailleurs que se joue la pièce, dans le jeu imparable de Vincent Garanger. Il est Martial Kermeur de la tête au pied. Il respire comme cet homme acculé, poussé à tuer celui qui le tourmente. Impressionnant de justesse et d’authenticité, il vibre par tous les pores de son corps à l’unisson de son personnage. L’émotion monte dans la salle, les larmes viennent. Le public, touché dans son intime conviction, est prêt à accepter l’impensable. Bluffant !
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Article 353 du Code pénal de Tanguy Viel
Théâtre du Rond-Point
2bis avenue Franklin D. Roosevelt
75008 Paris
du 21 janvier au 15 février 2025
Durée 1h40
Tournée
20 et 21 février 2025 au Théâtre de l’Union, CDN du Limousin, Limoges
25 février au 1er mars 2025 au Théâtre de l’Étincelle, Rouen
21 mars 2025 aux Scènes du Golfe, Théâtres Vannes Arradon
l27 mars au 17 avril 2025 à la Comédie de Valence, CDN Drôme-Ardèche
29 avril 2025 à L’Estive, Scène nationale de Foix et de l’Ariège
23 mai 2025 au Théâtre de la Madeleine, Troyes
Adaptation et mise en scène d’Emmanuel Noblet
Avec Vincent Garanger, Emmanuel Noblet
Scénographie d’Alain Lagarde
Création lumière de Vyara Stefanova
Création sonore de Sébastien Trouvé
Vidéo de Pierre Martin-Oriol
Costumes de Noé Quilichini