Une voix dans la nuit scande les mots de Thomas Bernhard. C’est celle de Nabila Mekkid, dirigée par les bons soins de Sébastien Bournac qui fait sienne l’œuvre du dramaturge allemand. Publié en 1984, Des Arbres à abattre – une irritation est l’un de ses derniers romans. Écrit à la première personne, il dit tout de sa détestation du monde qui l’entoure, des faux-semblants d’une élite hypocrite dont il fut l’un des membres et règle ses comptes avec une société viennoise totalement déconnectée de la réalité.
Bas les masques
Les mots se déversent en cascade. Le dégout est imprimé dans chaque silence, chaque syllabe. La nature humaine, le narrateur, ici une narratrice, ne peut plus la supporter. Il l’a en horreur. Haine de lui-même, incapable de refuser une invitation à dîner qui flatte son ego, des autres qui se délectent de l’avoir à leur tableau de chasse, la langue de Bernhard faite de retours en arrière, d’allitérations, expose en pleine lumière sa haine et sa répulsion du cirque des convenances.
Invité à dîner chez les Auesberger, dont il n’a plus fréquenté le commerce depuis plus de vingt ans, il n’a pu, su ou même voulu refuser. Pris à son propre piège, il ne cesse de se maudire et de répéter à l’envi, mais qu’allait-il faire dans cette galère ? Sourire de façade, bons mots bienvenus, sarcasmes à peine voilés, les convives et leurs hôtes se délectent du malheur des autres. À ce bal des faux-culs, pas de pitié, tout le monde en prend pour son grade.
En proie à sa lâcheté, le narrateur n’épargne personne. Se mettant lui-même en joue de ses propres attaques, il tire à vue et libère dans une longue diatribe toute sa colère retenue. En vain. L’espoir de retrouver l’art pur, altéré par tous ces simulacres, s’amenuise au fil des mots. Comme les autres, il s’est perdu. Il le sait et l’assume enfin dans une dernière tirade. Il fait partie de cette forêt pourrie jusqu’à la moelle dont il faut abattre les arbres.
Un chant mortifère
Comme pour dénoncer l’hypocrisie d’un secteur en crise, dont il est encore l’un des acteurs, Sébastien Bournac offre à Nabila Mekkid un texte âpre et rugueux. En s’emparant de ce texte et en lui donnant vie à travers une artiste qui n’est pas du sérail, il met en abyme son propre travail. Sa mise en scène tout en sobriété est au service de la chanteuse et comédienne. Vibrante, humaine, elle ne cherche pas à faire semblant de jouer un rôle. Elle se glisse dans la peau du narrateur, échange le « Je » par un « Tu » encore plus direct, et semble transposer le Vienne des années 1980 au temps présent.
Pamphlet d’une époque ou questionnement d’un homme face à ses propres démons, Une irritation – des arbres à abattre sonne comme un oratorio rock autant que burlesque. Le jeu tout en fragilité de Nabila Mekkid trouve toute son intensité quand le texte bascule dans le vif du « dîner artistique ». La galerie de portraits est d’une truculence tout à fait délectable. Toute ressemblance avec des personnages réels est évidemment fortuite.
Si le spectacle cherche encore son tempo, la prouesse de la comédienne est clairement à souligner. Elle s’empare de ce texte tout en redondance et subtilité aride avec sa nature généreuse. La dernière révérence de Sébastien Bournac au théâtre qu’il a dirigé depuis 2016, touche dans le mille !
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Toulouse
Une irritation – des arbres à abattre de Thomas Bernhard
Théâtre Sorano
35 allée Jules Guesde
31000 Toulouse
Jusqu’au 13 décembre 2024
Durée 1h30 environ
Adaptation et mise en scène Sébastien Bournac
Traduction de
Avec Nabila Mekkid
Scénographie de Jérôme Souillot
Création lumière de Philippe Ferreira
Création son de Loïc Célestin
Régie générale de Ludovic Heime