Qu’elle est belle cette idée de puiser dans les deux volumes, le 7e et le 17e, des Rougon-Macquart pour en faire ces Chroniques d’une vie qui mène une mère, Gervaise et son fils Jacques à la catastrophe ! Éric Charon pousse plus loin l’exercice, en ce moment très en vogue, d’adapter au théâtre des romans et réussit à nous donner envie de replonger dans toutes l’œuvre de Zola !
La bête ne sort pas de nulle part
Avec cette série de 20 tomes, Émile Zola s’est attaché à retranscrire « l’histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire » et à chroniquer ainsi la fin du XIXe siècle. Il s’est aussi essentiellement intéressé aux tares génétiques, souvent héréditaire, qui entachaient les familles. Avec L’Assommoir, où il explore les ravages causés par la misère et l’alcoolisme et La bête humaine, sur ses conséquences, on est bien servi !
La très belle trouvaille d’Éric Charon est d’avoir remis le petit Jacques Lantier dans le foyer de Gervaise et de Copeau, alors qu’il n’apparaît pas dans L’Assommoir et de faire disparaître ses frères aînés, Claude (L’Œuvre) et Étienne (Germinal). Car lorsque Zola invente le personnage de Jacques pour sa Bête humaine, il sort de son chapeau ce troisième fils, indiquant qu’il a été envoyé très tôt chez une tante prénommée Phasie. On peut dire alors, que le metteur en scène comble les trous de l’auteur et donne la formidable lecture des dérèglements d’un homme qui ne peut aimer physiquement une femme sans éprouver le besoin de la tuer.
Une belle atmosphère
Le spectacle démarre sur le crêpage de chignons au lavoir entre Gervaise et Virginie. La première vient d’être abandonnée par Lantier, le père de son fils, pour Adèle, la sœur de la seconde. Arrive Copeau, l’ouvrier-zingueur qui se propose d’épouser la femme délaissée. En quelques mots, tout est déjà dit sur la misère dans laquelle se trouvent les personnages. Pour accentuer ceci, Éric Charon a placé l’action hors de la salle, mais on ne peut en dire plus pour ne pas gâcher la surprise. Cela marche très bien, car cela projette le public au cœur de la rudesse de l’environnement, où tout se passait à la vue de tous.
Lorsque les spectateurs entrent dans la salle Mehmet Ulusoy, ils s’installent en bi-frontal. Avec ses poutres, cette salle se prête bien à l’imagerie de l’époque. Cet espace se transforme par le déplacement des tables, des jeux de lumières, en la blanchisserie de Gervaise, en la maison des Roubaud, en un quai de gare ou un tunnel… Il ne faut pas oublier les deux musiciens, Maxime Perrin et Samuel Thézé qui par leur présence apportent une touche sonore considérable. Charon déploie alors sa machinerie théâtrale dans laquelle on voit Jacques répondre de ses actes et où surgissent en flash-back son enfance et la descente aux enfers de sa mère. C’est passionnant.
Une interprétation au diapason
Parce que nous sommes concentrés sur quelques personnages interprétés par des comédiens et comédiennes remarquables, on ne se perd jamais. Dans le rôle des Lantier père et fils, inscrivant la rudesse du premier et la grande sensibilité du second, David Seigneur est impressionnant. Magaly Godenaire, en Gervaise comme en Phasie, est bouleversante. Sa tirade finale annonçant la triste fin de Gervaise est un grand moment d’émotion pure. Éric Charon est un Copeau édifiant qui ne cesse de tituber vers sa perte. Il l’est tout autant lorsqu’il devient le tyrannique Roubaud. Zoé Briau, attachante dans le personnage de Clémence, fait ressortir toutes les fêlures de Séverine qui mèneront Jacques au drame. Dans les personnages de Virginie dite « la Poisson », Flore, Denizet, Cauche, Aleksandra de Cizencourt est parfaite.
Avec ses Chroniques, Charon rappelle que Zola avait su croquer les conditions de la femme, leur asservissement à l’homme, leur précarité, leur solitude, leur dévouement, leurs sacrifices… Et que là-bas, sur les Grands Boulevards, la petite Anna, fille de Gervaise et de Copeau, est devenue Nana. La fin du Second Empire a sonné. Le XXe siècle se profile, d’où l’idée des costumes d’inspiration années 1970. Et c’est en cela que Zola résonne toujours autant.
Marie-Céline Nivière
Les Chroniques d’Éric Charon d’après L’assommoir et La Bête humaine d’Émile Zola
Théâtre Gérard Philipe CDN de Saint-Denis
59, boulevard Jules-Guesde
93 207 Saint-Denis Cedex
du 29 novembre au 15 décembre 2024
Durée 2h15
Mise en scène d’Éric Charon
avec Zoé Briau, Éric Charon, Aleksandra de Cizancourt, Magaly Godenaire, Maxime Perrin (accordéon, percussions et clavier), David Seigneur, Samuel Thézé (clarinette et sampling)
Collaboration artistique – Agathe Peyrard
Scénographie de Zoé Pautet
Musique de Maxime Perrin en collaboration avec Samuel Thézé
Lumière de Julie-Lola Lanteri
Costumes de Julie Scobeltzine