Qu’est-ce qui vous a donné envie de mettre en scène Rhinocéros d’Eugène Ionesco ?
Bérangère Vantusso : Tout a commencé par une commande de Julia Vidit, directrice du Théâtre de la Manufacture à Nancy. Elle m’a proposé de monter un classique en passant par le prisme de mes médiums, c’est-à-dire le théâtre d’objets et de marionnettes. J’ai donc cherché dans le répertoire, beaucoup lu et relu de pièces. J’avais toutefois un tropisme fort autour de la question de l’absurde et du burlesque. Il me semble, en tout cas à mon échelle personnelle et artistique, que c’est le seul moyen aujourd’hui pour se positionner et réagir à la grande violence que nous subissons. Inconsciemment, le théâtre d’Ionesco s’est imposé. Cela aurait pu être une autre de ses pièces, mais il y a dans Rhinocéros, une dimension qui touche à mes obsessions. Comment l’individu peut-il composer avec le collectif sans se perdre ? Cette tension-là a toujours été très prégnante dans mon travail.
C’est-à-dire ?
Bérangère Vantusso : Le héros Bérenger se trouve confronté à un monde qui change. Il doit en permanence se positionner face à un libéralisme qui emporte tout sur son passage parce qu’il n’est pas placé au bon endroit. Tout au long de la pièce, il est question de liberté individuelle face à la masse. Chacun des personnages interroge à sa manière cette notion. Ont-ils finalement le droit d’être différents ? Ou doivent-ils rejoindre la foule et perdre leur identité ?
Qu’est-ce qui a guidé votre choix ?
Bérangère Vantusso : Quand je lis une pièce ou un texte, avant de savoir si je vais le monter ou pas, j’ai besoin de voir de quelle façon je peux passer par l’objet. J’ai besoin de percevoir la transposition plastique du fond dans la forme. En lisant Rhinocéros, la dramaturgie de la prolifération qui l’irrigue est extrêmement stimulante. Comment rendre au plateau cette bascule d’un animal face aux hommes et au dernier humain face à la meute ? C’est une question très stimulante. Très vite, j’ai eu l’intuition que la céramique, matériau que j’explore depuis un moment, pourrait permettre de dessiner en creux le rhinocéros. C’est-à-dire de parler à travers cette matière plutôt de la fragilité de l’édifice social et de celui du collectif plutôt que de la brutalité des rhinocéros.
Puis au moment où j’étais en pleine réflexion sur le choix de la pièce, Giorgia Meloni a été élue en Italie. Écrite en 1959, au moment où l’Union européenne était en pleine construction, la pièce de Ionesco résonne fortement avec ce repli sur soi, cette montée du populisme qui est actuellement en pleine résurgence. Je trouvais intéressant de la jouer soixante ans plus tard et de la faire entendre aux jeunes spectateurs. C’est une manière de mettre en crise avec eux cette question du cycle : Comment est-ce possible de retourner à des endroits où l’on est déjà allé et dont on connait les conséquences dramatiques ?
Vous évoquiez votre travail autour de la céramique. Comment vous êtes-vous servie de cette matière friable dans votre processus créatif ?
Bérangère Vantusso : Ce qui m’intéressait, c’est d’une part que cela puisse casser et d’autre part que l’objet peut être produit en série. D’un côté, la notion de fragilité est extrêmement palpable pour le spectateur. À la fin de la pièce, le sol est jonché de débris, l’espace est réduit, hostile. De l’autre, la possibilité de démultiplier un objet source en plein d’exemplaires me permettait de travailler l’individuel face au collectif. Par ailleurs, à travers ce matériau, j’ai aussi la possibilité de travailler sur la dangerosité et de la rendre réelle au plateau. Avec les comédiens et comédiennes, nous avons dû appréhender l’objet, le dompter pour éviter qu’ils ne se blessent et éviter trop de casse. Ce serait une aberration écologique de devoir refaire tout le décor à chaque fois. Il était donc important de faire attention à la manipulation de ces cubes blancs aux joints noirs de 15 cm d’arêtes.
Au fur et à mesure de vos pièces, il semble que la marionnette, votre médium premier, soit de plus en plus en creux ?
Bérangère Vantusso : Mon rapport à la marionnette tend en effet de plus en plus vers une certaine abstraction. J’ai toujours été fascinée par le travail d’Oscar Schlemmer et par celui des constructivistes. Et effectivement, après avoir travaillé pendant dix ans sur la marionnette hyper réaliste et sur la question de l’anthropomorphisme des formes, j’ai eu la sensation d’en avoir fait un peu le tour. J’ai eu envie de rouvrir le champ de mon imaginaire et de travailler sur d’autres esthétismes. C’est aussi un moyen de réinventer d’autres univers avec le public. Je suis très attachée à la notion de cinquième scène dont parle Romeo Castellucci. C’est-à-dire celle qui se crée dans l’esprit de celui qui regarde. Tout cela me permet de plus en plus d’aller vers une forme d’épure pour que chacun finalement y crée son propre espace et son propre récit.
Comment s’est fait le choix des comédiens et comédiennes ?
Bérangère Vantusso : Avant d’évoquer ce choix, je considère de plus en plus, comme beaucoup de mes collègues, que le premier acte de mise en scène est le choix des comédiens. Pour ce spectacle, il était important pour moi de s’adresser à la jeune génération. J’ai donc logiquement souhaité une distribution qui soit en adéquation avec cela. Puis j’avais aussi envie d’aller à rebrousse-poil d’une certaine idée un peu vieillissante et poussiéreuse que l’on se fait du théâtre de Ionesco. En confiant à une jeune troupe, les rôles du vieux monsieur, de la ménagère, que nous avons renommés dans l’adaptation que nous avons faite avec Nicolas Doutey pour l’idée d’ancrer l’action dans le temps présent. C’est aussi dans cette dynamique de m’adresser à la jeunesse que j’ai collaboré avec Antonin Leymarie, un des artistes associés du Théâtre Silvia Monfort. Sa patte musicale a contribué à moderniser et à la faire résonner avec ce que l’on vit aujourd’hui.
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Rhinocéros d’après l’œuvre d’Eugène Ionesco
Spectacle créé en janvier 2024 au Théâtre de la Manufacture – CDN de Nancy Lorraine
Tournée 2024-2025
5 au 14 décembre au Silvia Monfort, en partenariat avec Le Mouffetard – Centre National de la Marionnette
Tournée 2024
29 février au 4 mars 2024 au Studio théâtre de Vitry, en partenariat avec le Théâtre Jean Vilar de Vitry
4 au 5 avril 2024 au Quai CDN Angers
15 au 20 avril 2024 au Théâtre Joliette – Scène conventionnée art et création expressions et écritures contemporaines
Mise en scène de Bérangère Vantusso assistée de Pauline Rousseau
Adaptation et dramaturgie de Nicolas Doutey
Avec Boris Alestchenkoff, Simon Anglès, Thomas Cordeiro, Hugues De la Salle, Tamara Lipszyc, Maïka Radigales
Collaboration artistique – Philippe Rodriguez-Jorda
Scénographie de Cerise Guyon
Lumières d’Anne Vaglio
Création musicale d’Antonin Leymarie
Costumes de Sara Bartesaghi Gallo & Elise Garraud
Direction technique, régie générale et lumière – Philippe Hariga
Création son de Grégoire Leymarie
Régie son – Vincent Petruzellis
Régie plateau- Léo Taulelle
Accessoires – Sébastien Baille
Construction décor – Fabien Fischer &Maxime Klasen (la Boite à Sel)
Avec la participation à la bande son de Matthieu Ha (voix), Giani Caserotto (guitare), Fabrizio Rat (piano) & Adrian Bourget (mixage et traitement)