Alors que le public s’installe, dix femmes s’affairent en silence. À chaque bloc, sa caissière. Derrière notre propre brouhaha, on devine celui d’une grande surface, que ponctuent le son des articles qu’elles scannent à la chaîne. Néons criards, uniformes convenus, perte de repères spatio-temporels, tout y est.
À fond les caisses
De prime abord, Lina Lapelytė porte une approche assez littérale de cette aliénation contemporaine. Dans les paroles de Vaiva Grainytė, il est tout aussi bien question du bus qu’emprunte une employée chaque matin pour se rendre au travail que des achats qui leur passent sous le nez. Le quotidien se rappelle à chacune des interprètes, quitte à parfois venir contrarier de belles envolées mélodiques. Les articles défilent à mesure que le temps s’égraine. Une plainte succède à une autre dans cet opéra atypique.
Du côté de la mise en scène signée Rugilė Barzdžiukaitė, chaque poste de travail est matérialisé par un petit îlot blanc. La lueur des néons fait office de chef d’orchestre. À mesure qu’une phrase se termine, elle vacille. Elle permet aussi d’isoler ces femmes qui, le temps d’un couplet, vivent coupées du reste du monde. Chacune fait ses heures, isolée, avec le brouhaha pour seule chambre à écho.
En attendant la grosse caisse
À travers les couplets de ces femmes, Have a good day ! brosse le portrait peu flatteur d’une société tournée vers l’hyperconsommation. À l’image d’un tapis roulant infini, la pièce travaille sur la dimension aliénante, hypnotique de la répétition.
Même si on retrouve les harmonies particulièrement ingénieuses qui faisaient déjà la force de « Sun and Sea », la partition reste très linéaire, à l’image de ces longues journées de travail, marquées par la redondance des tâches, la frénésie des clients, la lassitude des travailleuses.
Bilan des courses
L’an dernier, les interprètes de Sun and sea divaguaient sur le sable, observés depuis la mezzanine de la Grande Halle de la Villette. Les spectateurs tendaient à être responsabilisés par leur position de surplomb, un voyeurisme renforcé par la possibilité de se mouvoir autour d’un ciel imaginaire, en profitant des bruitages perpétuels pour commenter les faits et gestes des personnages. En somme, chaque spectateur choisissait son angle de vue et traçait alors son propre spectacle.
Lina Lapelytė fait ici le pari de porter sa pièce dans une « boîte noire » plus traditionnelle. Le quatrième mur se dessine avec précision au pied de chaque chanteuse et malgré les néons qui nous surplombent dans le public, le sentiment d’être en-dehors persiste. S’il y a distance, cela pose peut-être une double question : de qui fait-on spectacle ? Pour qui fait-on spectacle ? Une fois portée au plateau, cette aliénation ne fait l’objet d’aucune évolution, à l’exception peut-être que ces climax sons et lumières auxquels on peine à trouver une conséquence.
C’est peut-être là le pari de Have a good day ! ; proposer tout sourire une balade au bord du gouffre, ignorer le vertige et profiter, le temps d’une harmonie, de la beauté de l’écho.
Mathis Grosos
Have a good day ! de Vaiva Grainytė , Lina Lapelytė et Rugilė Barzdžiukaitė
spectacle présenté en octobre 2024 dans le cadre du Festival d’Automne à Paris et de la saison lituanienne
Théâtre du Rond-Point
2bis av Franklin D. Roosevelt
75008 Paris
Tournée
29 novembre 2024 au Teatr Nowy dans le cadre du Festiwal Eufonie, Pologne
Livret de Vaiva Grainytė
Composition et direction musicale de Lina Lapelytė
Mise en scène et scénographie de Rugilė Barzdžiukaitė
Caissières – Indrė Anankaitė-Kalašnikovienė, Liucina Blaževič, Vida Valuckienė, Veronika Čičinskaitė-Golovanova, Lina Valionienė, Rima Šovienė, Erika Viselgė, Rita Račiūnienė, Svetlana Bagdonaitė, Kristina Svolkinaitė
Agent de sécurité (piano) – Kęstutis Pavalkis
Création lumière d’Eugenijus Sabaliauskas
Costumes de Daiva Samajauskaitė
Régie son – Arūnas Zujus