Salle Mehmet Ulusoy, comédiens, comédiennes, techniciens et techniciennes s’affairent. Dans quelques jours, c’est la première Des Chroniques, une mise en abime des drames qui fracturent nos sociétés contemporaines à travers un maillage de deux épisodes phares de la saga des Rougon-Macquart, L’assommoir et La Bête humaine. S’attachant tout particulièrement au lien mère-fils, qui unit Gervaise Macquart à Jacques Lantier, Éric Charon, membre du collectif In Vitro depuis 2009, met au temps présent amour, passion, folie et déclin dans un monde ouvrier en pleine effervescence.
Afin d’être au plus près de cette matière vibrante et humaine, il a imaginé un dispositif bi-frontal. Au centre du plateau, trois tables, des tabourets, des bancs installés çà et là. Les vestiges d’un repas, d’une fête, quelques verres, des bouteilles, des assiettes, la vie est là dans ces riens, ces petits détails. Comme l’impression, que l’on pénètre dans l’intimité d’un couple, d’une famille. C’est d’ailleurs, là, que l’artiste se tient avec sa troupe. Ensemble ils évoquent le dernier filage, défilent les scènes pour être au plus près du texte et de l’intention de chaque personnage.
Une puissance cinématographique
L’œuvre de Zola, il la connait bien. « J’ai, depuis mes études de lettres à Nanterre, une passion pour l’œuvre de Zola. Un prof m’en a transmis le virus, il y a maintenant 30 ans. À l’occasion d’un stage AFDAS que j’ai donné, il y a peu, j’ai redécouvert ce matériau merveilleux pour le théâtre. Je sortais d’un travail sur Simenon où j’avais exploré la puissance cinématographique de ses écrits. Il y a dans le cycle des Rougon-Macquart, cette même force de l’image, qui m’est très chère étant passionné des films noirs américains des années 1950-1960. » Si le cinéma, du moins sa dimension plastique, irrigue la mise en scène, tant par les éclairages rasants que par la manière de traiter les fondus-enchainés pour passer d’une époque à l’autre, d’un personnage à l’autre, ici pas de caméra, pas de vidéos, tout se joue aux tréteaux.
Pour mettre en lumière les rapports qui unissent les différents protagonistes, Éric Charon travaille en étroite collaboration avec Zoé Pautet (scénographie) et Julie-Lola Lanteri (éclairage) pour faire jaillir des images, des impressions. « Il y a cette dimension cinématographique dans l’œuvre de Zola, dans les descriptions et dans les rapports qu’entretiennent les différents personnages entre eux. C’est en tout cas ce que pensait Deleuze. J’avais très envie de rendre cela au plateau. D’autant qu’étrangement, les situations qu’il décrit résonnent extrêmement fort avec ce qui se passe aujourd’hui. Que ce soit la place des femmes, les conflits sociaux qui éclatent un peu partout, le progrès qui vient bouleverser des vies, les fracassent. Tout est dans ses romans. Rien ne semble avoir bougé. Il y a toujours cet écrasement systématique des faibles par les puissants. C’est un cycle perpétuel. »
Des tranches de vies fracassées
Les répétitions vont bon train. Le vin factice coule à flots. Le temps défile. Au plateau, se joue un moment de bascule où Gervaise est toute à sa joie de partager avec ses amis, ses employés, les gens du quartier, un temps d’insouciance. Coupeau n’a pas encore totalement sombré dans l’alcool. Étienne Lantier, son premier amant, n’est pas encore réapparu dans sa vie, pour prendre sa revanche. La vie de cette femme semble suspendue à un fil. Pourtant, l’ombre du drame plane.
La famille Macquart apparaît, en quelques répliques, entre émancipation toute relative et misère à venir. « Dès les premiers tomes de la saga, tout est déjà programmé, inscrit. C’est édifiant. À travers l’histoire d’une famille, il entre par la petite porte pour parler de manière plus large de son époque. C’est à la fois très intime tout en reflétant un état général de la société. Raconter la vie de Gervaise, qui est un élément matriciel chez Zola, c’est évoquer Germinal, La Bête humaine, L’Œuvre, c’est explorer les terreaux de la misère et les terrains traumatiques d’une généalogie. Elle inaugure les prémisses d’une genèse maudite, qui amène un avatar un peu vicié, une coquille vide tourmentée par des désirs meurtriers. C’est cette matière que j’avais envie de travailler en faisant des allers-retours de la mère au fils, en amenant le public au plus près de ces existences qui se débattent mais dont le destin est malheureusement tracé. »
La musique au cœur du processus scénique
Donnant la réplique à ses interprètes ou observant leur manière d’évoluer dans les textes qu’il a tissés entre les romans, Éric Charon ne reste jamais loin du jeu. Accroupi ou dans l’ombre, il semble insuffler à chacun une dimension autant naturaliste que romanesque. « J’ai conçu le spectacle comme une arène. Le public est acteur. Il n’est pas juste là pour écouter un état des lieux, celui des femmes à l’époque de Zola, qui n’a finalement que peu évolué en plus de cent ans. Mais je le souhaite plutôt comme un témoin actif, concerné par ce qui se déroule devant ses yeux. Les personnages sont des objets d’études. C’est en tout cas le principe du projet que je porte et que je reproduis d’un spectacle à l’autre. »
Autre élément fondu dans le décor, et qui est au coeur du dispositif : la musique. Que ce soit les comédiennes qui s’emparent d’accordéons, où les créateurs de la bande sonore Maxime Perrin et Samuel Thézé, tous participent à faire Des Chroniques, une œuvre totale. Les airs joués en direct rappelant les films policiers des années 1950-1960. Deux, trois notes faisant référence à La Panthère rose ou à des œuvres très jazz, costumes signés Julie Scobeltzine très années 1970, Éric Charon brouille les pistes et cherche à mettre en lumière l’intemporalité de Zola, sa capacité à éclairer le monde d’hier, d’aujourd’hui et de demain dans ce qu’il a de plus vivant, de plus cruel, de plus fataliste.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Les Chroniques d’Éric Charon d’après L’assommoir et La Bête humaine d’Émile Zola
Théâtre Gérard Philipe CDN de Saint-Denis
59, boulevard Jules-Guesde
93 207 Saint-Denis Cedex
du 29 novembre au 15 décembre 2024
Durée 2H20
Mise en scène d’Éric Charon
avec Zoé Briau, Éric Charon, Aleksandra de Cizancourt, Magaly Godenaire, Maxime Perrin (accordéon, percussions et clavier), David Seigneur, Samuel Thézé (clarinette et sampling)
Collaboration artistique – Agathe Peyrard
Scénographie de Zoé Pautet
Musique de Maxime Perrin EN COLLABORATION AVEC Samuel Thézé
Lumière de Julie-Lola Lanteri
Costumes de Julie Scobeltzine