Comment s’est écrit Le Ring de Katharsy ?
Alice Laloy : Ce spectacle, je le situe vraiment dans la continuité de Pinocchio(live) et de la recherche que j’ai faite avec les enfants et les performeurs sur le corps marionnettique. C’est cette espèce de présence qui se situe entre la marionnette et l’acteur. J’avais envie d’aller plus loin dans cette recherche. Dans mon travail de réflexion, j’avais déjà fait le parallèle entre l’avatar et la marionnette. C’est un lien qui est assez évident, c’était déjà un endroit possible de filiation. Il y avait aussi cette envie de continuer à travailler sur un contexte dystopique.
Et il y a plusieurs éléments très puissants qui habitent la marionnette, comme ce rapport à l’enfance, à l’inertie d’un corps qui va être animé, très vivant et très mort… J’avais aussi envie d’aller vers ce rapport à la manipulation, que je n’avais pas encore vraiment traité. En ce qui concerne la grammaire du spectacle, j’ai fait une expérience où j’ai séparé, comme en marionnette, les acteurs qui faisaient les corps de ceux qui faisaient les voix.
Cette expérience a créé des présences non-alignées qui donnaient à voir une chose assez invisible, mais qui me permettait de montrer un état dans lequel on se retrouve parfois, nous aussi, dans nos vies. C’est-à-dire qu’on n’agit pas par soi-même, on est dans de la convention, on fait des choses sans trop savoir pourquoi. C’est cette sensation rendue visible par ce dédoublement corps/voix qui m’a fait dire : « Ça doit ressembler à ça, un avatar ». À partir de là, il fallait créer le contexte fictionnel dans lequel ces avatars existent et se déploient. C’est devenu un jeu vidéo.
La question de la manipulation est intéressante, car il n’y a pas de marionnette à proprement parler, dans Le Ring de Katharsy. C’est au moment où vous vous détachez de l’objet que vous vous penchez vraiment sur le propos de la manipulation ?
Alice Laloy : Oui… En fait, c’est surtout la logique marionnettique que je pratique, plus que la marionnette en soi. Je me suis très vite détachée de la marionnette. J’en ai fait deux spectacles et après ça, j’ai plutôt travaillé avec de la machine, de l’objet, du mouvement, de la scénographie. Par contre, le rapport à la manipulation, effectivement… Dans Le Ring de Katharsy, la manipulation n’est pas concrète, c’est un rapport à l’injonction, elle est plus psychologique. Mais c’est aussi un rapport à la construction d’un système dans lequel tout le monde est manipulé par une chose qui ne vient pas complètement de lui. Les joueurs sont manipulés par le système de jeu, par cette injonction à devoir gagner, aller plus loin, plus vite. Personne n’est tout à fait responsable du système dans lequel il habite, mais tout le monde l’alimente en restant à sa place.
Avec cette approche, Le Ring de Katharsy ne pouvait donc être qu’une dystopie ?
Alice Laloy : En marionnette, on peut vraiment pousser très loin les curseurs, parce qu’on déplace le réel, on le transpose. Le fait de déréaliser complètement le rapport au mouvement, aux présences, à la couleur en monochrome… Ça va avec le fait de pousser les curseurs et d’aller vers des extrêmes. Là se révèle la dystopie.
On a pourtant l’impression que plus on se décolle de la réalité, plus on se rapproche de ce qu’on connaît. C’est sans doute là que le titre prend tout son sens, est-ce que vous pouvez en donner quelques pistes d’explication ?
Alice Laloy : Oui, bien sûr. Ce spectacle est inspiré de faits réels, même s’il n’est pas une imitation. C’est un miroir un peu monstre de ce qu’on connaît, de notre société et des angoisses qui m’animent. La catharsis, c’est aussi qu’on avance vers une volonté de tout maîtriser, tout normer, hygiéniser, classer… Or je crois que les pulsions humaines font partie de nous et que c’est impossible de tout hygiéniser, c’est antinaturel et angoissant.
Et dans mes réflexions m’est venue la question : « Ce sera quoi, le théâtre, plus tard, si on a peur d’aller trop loin, de révéler des pulsions, de trop émouvoir ? ». Est-ce que le théâtre n’est pas là depuis le début pour autre chose que nous caresser dans le sens du poil ? Je crois en la force du théâtre dans son rapport sacré, exutoire, cathartique. C’est quelque chose qui me fait rêver et qui me semble être un terrain de liberté rare. Je pense qu’il faut se battre pour le conserver. Et en parallèle je m’amuse aussi. J’ai conscience qu’au théâtre, on n’est qu’une petite niche, alors que le jeu vidéo en est une énorme, elle est écrasante, monstrueuse par rapport à nous.
J’aime ce rapport de force, je le trouve puissant puisqu’il y a quelque chose de complètement disproportionné. Et le jeu vidéo permet aussi au joueur d’exulter, c’est le même cheminement, ça m’a amusée de faire ce parallèle qui ouvre à la réflexion. Ça donne à réfléchir de savoir que des milliards de gens jouent aux jeux vidéo et vont détruire la planète entière de 18h à 22h sur leurs écrans. Tout ça ne me laisse pas indifférente, ça me donne envie, sans porter un regard de jugement. D’ailleurs, je ne sais pas ce que j’en pense, ce n’est pas comme ça que je réfléchis. Mais ça me fascine et ça me donne envie de m’en emparer, c’est de la ressource.
Est-ce que vous parvenez à mesurer la réception de la part d’un public qui n’a pas nécessairement les codes du jeu vidéo ?
Alice Laloy : Je crois que les gens rentrent facilement dans le spectacle parce qu’ils ne cherchent pas le jeu vidéo. Ils le voient comme un prisme formel par lequel rentrer. Pour ma part, je me suis inspirée des jeux vidéo autant que des jeux de plateau, il y a aussi un rapport au tournoi. Je n’ai pas une vision très objective des spectateurs, mais j’ai entendu des joueurs se dire : « Non, ce n’est pas ça le jeu vidéo, c’est beaucoup plus que ça ». Avec Le Ring de Katharsy, je pense que j’ai fait le pire gameplay de toute l’histoire du jeu vidéo. Je n’ai pas cherché la jouabilité, je ne postulerai pas au marché du jeu vidéo, mais c’est aussi ça qui me semble juste.
Jamais, je n’ai voulu qu’il y ait un vainqueur à la fin. Je me suis inspirée des ressorts, j’ai joué à faire le parallèle entre la construction d’une pièce de théâtre et celle du jeu vidéo. J’ai écouté beaucoup de scénaristes de jeux vidéo, ça m’a vraiment passionnée. J’ai l’impression de travailler un peu comme ça quand je fais mes spectacles. Ils créent des dispositifs comme moi et ils s’amusent à surprendre le joueur, comme je cherche à surprendre le spectateur. C’est un rapport de complicité, de faire en sorte que le spectateur puisse être actif dans sa lecture.
L’un des marqueurs esthétiques du Ring de Katharsy, c’est ce monochrome gris. À quel moment est-il intervenu dans votre réflexion ?
Alice Laloy : Je travaille en complicité avec une scénographe qui s’appelle Jane Joyet. On a fait l’école ensemble il y a vingt ans, on a un dialogue qui dure depuis longtemps. Je parle d’elle parce qu’elle fait partie de ce déclenchement. Au départ, ma réflexion, c’était les pions de jeu de plateau, et j’avais en tête ces premières versions de jeux où tous les pions sont de la même matière, dans une espèce de gris argenté.
Ils ont des proportions différentes, mais ils sont tous traités exactement de la même manière, ce qui les dématérialise complètement et en fait des objets. Donc j’ai commencé à regarder des œuvres de gens qui travaillaient sur des monochromes en me tournant vers Jane. Elle m’a montré une installation de Hans Op de Beeck qui fait des installations où tout est gris sur fond gris. Elle m’a montré une image dans laquelle une spectatrice avait été prise en photo dans l’installation, ça m’a créé une sorte d’évidence. Quand j’ai vu ça, j’ai vu Le Ring.
Vous parliez d’approfondir la réflexion sur la manipulation et le corps marionnettique. Jusqu’où pouvez-vous pousser ces curseurs ?
Alice Laloy : Je suis encore en train de travailler sur Le Ring de Katharsy, pour tout vous dire. J’ai changé la fin parce que j’avais envie d’aller jusqu’au bout de l’écriture plastique. J’avais besoin de continuer, donc j’affine des choses et je commence juste à prendre un peu de distance. Je travaille aussi sur un nouveau spectacle qui sera créé mi-mars avec l’Opéra de Lyon. Pour l’instant, je commence à peine à me poser la question que vous venez de me poser, c’est-à-dire : « Comment je continue ? Vers quoi je vais, après ? ». C’est très vaste, parce qu’il y a toutes les questions de format, d’adresse, de propos, de langage, de grammaire… Pour l’instant, c’est difficile pour moi de vous répondre.
Propos recueillis par Peter Avondo
Le Ring de Katharsy d’Alice Laloy
Créé le 9 octobre 2024 au Théâtre National Populaire – Villeurbanne
Durée 1h30
Tournée
20 au 29 novembre 2024 : Théâtre National de Strasbourg
5 au 16 décembre 2024 : T2G – Théâtre de Gennevilliers – Festival d’Automne Paris
9 au 10 janvier 2025 : La rose des vents – Scène Nationale Lille Métropole Villeneuve d’Ascq
26 février au 1er mars 2025 : Théâtre Olympia – CDN Tours, l’Hectare, les Territoires vendômois – Centre Nationale de la Marionnette & l’Université de Tours
13 au 14 mars 2025 : Malakoff Scène Nationale dans le cadre du Festival Marto
20 au 21 mars 2025 : Théâtre d’Orléans – Scène Nationale
3 au 4 avril 2025 : Théâtre de l’Union – CDN Limoges
9 au 10 avril 2025 : La Comédie de Clermont-Ferrand – Scène Nationale
23 au 26 novembre 2025 : ThéâtredelaCité CDN Toulouse
écriture et chorégraphie d’Alice Laloy en complicité avec l’ensemble de l’équipe artistique
avec Coralie Arnoult, Lucille Chalopin, Alberto Diaz, Camille Guillaume, Dominique Joannon, Antoine Maitrias, Léonard Martin, Nilda Martinez, Antoine Mermet, Maxime Steffan et Marion Tassou
regard chorégraphique – Stéphanie Chêne
assistanat à la mise en scène – Stéphanie Farison
scénographie de Jane Joyet
lumière de César Godefroy
son de Géraldine Foucault
musique de Csaba Palotaï
recherche, dessin et développement des systèmes de lâchés : Christian Hugel
costumes – Alice Laloy, Maya-Lune Thiéblemont, Anne Yarmola
recherche et développement des accessoires et objets : Antonin Bouvret
renfort construction – Julien Joubert
accessoires et objets – Antonin Bouvret
création graphique et vidéo – Maud Guerche
typographie – MisterPixel, Christophe Badani
assistanat création vidéo – Félix Farjas
regard cascades – Anis Messabis
assistante-stagiaire mise en scène – Salomé Baumgartner
stagiaire costumes : Esther Le Bellec
régie générale – Sylvain Liagre en alternance avec Baptiste Douaud, régie plateau – Léonard Martin, régie lumière en tournée Elisa Millot, régie son en tournée :-Géraldine Foucault en alternance avec Arthur Legouhy
confection des décors – Les Ateliers du Théâtre National de Strasbourg (TNS)