Comment vous êtes-vous rencontrés avec Zacharie?
Alice Gozlan et Zacharie Lorent : Nous nous sommes rencontrés durant nos études au Studio Théâtre d’Asnières. Très rapidement on a bossé ensemble jusqu’à 3h du matin dans les salles vides de l’école avec une bande de copains, dont une partie avec qui nous travaillons encore aujourd’hui. Déjà à l’époque, il y avait un désir partagé de travailler sur des écritures contemporaines ou sur nos propres textes.
Quelle est la genèse du projet ?
Alice Gozlan et Zacharie Lorent : Après avoir travaillé notamment sur le journalisme, la science-fiction du 20ème et 21ème siècle ou encore sur l’évolution des récits liés à l’écologie, il nous semblait essentiel d’aller voir quelles nouvelles narrations se développaient sur Internet et quelles formes prenaient celles-ci.
Il y avait aussi l’intuition, que quelque chose se jouait sur Internet de l’ordre de la violence, d’un conflit entre le progressisme et la réaction. Il y avait là des champs de batailles invisibles qui venaient travailler le réel. Il y avait par exemple, une image sur Internet, d’un fantasmatique désert du Mexicain, riche aussi bien en mythologie qu’en cadavres, à la fois fascinant et terrifiant. Nous avons découvert que ces deux mondes – l’humour et l’horreur – sont souvent plus liés qu’on ne le croit.
Il y avait aussi le souhait que le théâtre puisse se confronter avec des formes nouvelles, celle de l’immense créativité qui se créait en ligne. Nous nous sommes donc lancés dans une exploration d’Internet sans grands prérequis. Après être passé par mille chemins, nous avons sélectionné certains sujets. Notamment ceux du complotisme, des fausses informations, du militantisme en ligne ou celui de l’humour très très noir.
Pourquoi aujourd’hui est-il important d’aborder ce sujet du virtuel et de ses dérives?
Alice Gozlan et Zacharie Lorent : Il a fallu faire des choix pour l’écriture de ce spectacle. L’idée n’est pas forcément de parler du virtuel ou de la dématérialisation. Il y aurait tant à dire : on aurait pu parler des réseaux sociaux, des applications de rencontres, des arnaques en ligne… Nous avons sélectionné un axe très politique, celui de l’organisation de certains réseaux d’extrême droite sur Internet. En effet, il ne s’agit pas uniquement d’individus isolés, de hasards, mais bien de stratégies mises en place. Ce sont parfois des stratégies de communication, d’occupation de l’espace, de recrutement, de harcèlement. Tout cela a un impact important sur nos vies au quotidien.
On peut penser à plusieurs journalistes, souvent des femmes, qui ont été harcelées par ces communautés sur internet, dont leurs adresses ont été retrouvées, leurs noms inscrits sur des listes de personnes à assassiner… Et nous parlons bien de personnes ciblées en France en 2024 ou ces dernières années. C’est très proche de nous. Sans parler du continuum qui est créé entre l’extrême droite en ligne et les médias Bolloré pour produire une très grande force de frappe politique.
Comment avez-vous travaillé au plateau?
Alice Gozlan et Zacharie Lorent : Dans notre processus d’écriture, nous travaillons en aller-retour avec le plateau. On commence par un travail de « laboratoire », puis vient l’écriture et quand le texte est là, l’équipe de création vient inventer avec nous la scénographie, la vidéo, la lumière, la musique.
Pour ce spectacle, la période de laboratoire a été particulièrement drôle et intéressante, nous nous sommes amusés par exemple à contrefaire plein de vidéos venues d’internet. On a joué à tisser ensemble des dérives numériques, de l’improvisation et du jeu à l’oreillette (ce en quoi Alice est très douée !). C’était fun. Un joyeux bordel…
Comment donne-t-on à voir l’impalpable et l’expérience intime?
Alice Gozlan et Zacharie Lorent : Alice est notre ambassadrice dans ce voyage, c’est son expérience sensible que l’on suit. Tout part d’elle. C’est son jeu, son corps, son émotion qui permettent de matérialiser sur scène l’expérience d’une navigation numérique.
Le plateau, lui, est pensé comme une page blanche, comme la page d’un carnet, d’un journal de bord, qui se colore des différentes sensations d’Alice. Il se plie et se déplie pour faire apparaître les connexions entre le monde matériel et le monde numérique, les articulations entre la réalité d’Alice et celui de la fiction qu’elle rencontre en ligne.
Tout cela amène à une sorte de sur-sollicitation de l’imagination : les documents et les personnes rencontrées en ligne s’unissent pour donner naissance à des tableaux, des paysages avec lesquels Alice interagit et qui « chapitrent » le spectacle. Le tout est tissé par la joie ou l’horreur de la découverte. C’est de cela dont il est question quand on parle de « récit », on parle d’objets qui agissent à l’endroit de la peur et du désir.
Pourquoi parlez-vous d’exploration pour évoquer votre plongée «anonyme» dans le numérique?
Alice Gozlan et Zacharie Lorent: Le « naute » d’internaute signifie « navigateur » ou « relatif à la navigation ». C’est un terme qui vient directement du monde de la marine. Il présuppose qu’Internet est une mer, un océan sur lequel il nous appartient de naviguer. C’est intéressant de prendre cela au premier degré. Et puis c’est drôle d’imaginer les aventures palpitantes d’une exploratrice de chambre !
Par ailleurs, le spectacle est constitué d’une sélection de carnets que nous avons tenus durant nos recherches, comme le faisaient les explorateurs.ices, lorsqu’ils partaient en voyage…
Vous évoquez aussi le fait que l’aventure bien que virtuelle, le ressenti soit réel. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur cette notion et sur la manière de la montrer au plateau ?
Alice Gozlan et Zacharie Lorent:C’est une des particularités d’internet. On n’y croise que des avatars, des pseudonymes, des sites construits, composés, marketés. Sur internet, on pourrait dire que tout est faux ou du moins artificiel, et pourtant, c’est là où l’on se renseigne, on fait nos courses, on s’y fait des amis, les gens tombent amoureux, s’arnaquent, etc. Et les conséquences sont très concrètes ! Internet est une part de notre réel, déplacer Internet, c’est déplacer le réel.
Par ailleurs, c’est tout le lien entre réel et fiction qui se joue là. Un roman peut nous bouleverser et changer notre façon de percevoir la vie, même si on est conscient que c’est de la fiction. Un billet de banque n’est qu’un bout de papier à laquelle une convention partagée par tous donne de la valeur. La frontière entre une histoire fictionnelle et une convention partagée par tous est parfois très fine. Ce n’est qu’une question de « confiance » et c’est cette « confiance » qui est recomposée, réagencée sur Internet.
Vous êtes encore en répétition. Comment se passe la résidence à l’Etoile du Nord?
Très bien ! Nous avons commencé la résidence le 28 octobre à l’Étoile du Nord. Nous allons terminer la mise en scène de la fin du spectacle, encore travailler sur le jeu, c’est un travail d’artisanat qui nous permettra de voir naître le spectacle le 6 novembre. On a hâte et peur ! Ça aussi, c’est un voyage !
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Chroniques d’une exploratrice d’Alice Gozlan et Zacharie Lorent
Festival Satellites
Théâtre de l’Étoile du Nord
16 rue Georgette Agutte
75018 Paris
du 6 au 8 novembre 2024
Durée 1h15
Mise en scène d’Alice Gozlan et Zacharie Lorent
avec Alice Gozlan
Création sonore de Nicolas Hadot
Création lumière et vidéo de Simon Anquetil
Régie lumière et vidéo – Clément Chebli
Costumes et scénographie de Marjolaine Mansot