Et si les lois qui régissent nos sociétés étaient en vérité les règles d’un jeu qui nous dépasse et auquel nous sommes tenus de participer malgré nous ? Dans sa dernière création, Alice Laloy pousse toujours plus loin sa recherche autour de l’humain-objet. Dans Le Ring de Katharsy, la metteuse en scène va jusqu’à anéantir complètement le rapport direct manipulateur/manipulé en convoquant les codes du jeu vidéo. Elle signe ainsi une pièce magnétique d’une grande exigence, faisant de la précision son maître-mot dans une dystopie opératique qui se pose en miroir du réel.
Black mirror
Qui n’a jamais eu la sensation que tout lui échappe, que quelqu’un d’autre a le contrôle sur ses mouvements et ses pensées ? Partant de cet angoissant ressenti que notre époque tend à démocratiser, Alice Laloy conçoit un espace qui confond réalité et virtuel et dans lequel s’exprime la cruauté humaine la plus exacerbée : Le Ring de Katharsy. Dans ce jeu, deux adversaires prennent possession des avatars sélectionnés et les dirigent par la voix comme on appuie sur les boutons d’une manette. Voilà toute la relation qu’entretiennent les joueurs avec leurs doubles, sous le regard permanent de Katharsy dont la silhouette et la voix omniprésentes font figure d’autorité et de justice. C’est aussi toute la matière textuelle que nous propose la metteuse en scène pour pénétrer son univers. Mais pour cela comme pour le reste, nul besoin de didactique tant tout s’impose par l’esthétique, par les corps et par le son.
Il faut dire que dans son approche globale du plateau, Alice Laloy ne laisse rien à la marge. Développé dans un espace en monochrome gris duquel détonnent à peine les quelques touches de couleurs portées par les deux joueurs, Le Ring de Katharsy se fait d’office particulièrement oppressant. Sous les lumières froides et impersonnelles, les bruits mécaniques qui accompagnent ce qui se joue concourent à créer une ambiance dont on ne parviendrait pas à s’extirper, quand bien même on le voudrait. De détail en détail, la metteuse en scène et ses acolytes instaurent une atmosphère qui, bien que jouant pleinement la carte de l’antinaturalisme, ouvre à une forme terrible d’identification.
Un jeu dangereux
Après tout, comment mieux provoquer le réel qu’en lui tendant son propre reflet ? Pour ce faire, Alice Laloy fait preuve d’une minutie sans faille, orchestrant interprètes et éléments techniques comme les mécanismes interdépendants de sa machine théâtrale. S’inspirant de références multiples, elle s’amuse pourtant à en détourner les aspects communs au service de sa dramaturgie complexe. Ainsi le jeu vidéo perd-il sa notion d’amusement pour devenir l’espace d’expression de nos travers les plus sombres. De même, les accessoires que l’on a l’habitude de détacher de leurs supports dans nos jeux de société inoffensifs deviennent-ils soudain dangereux et menaçants. L’une après l’autre, chaque strate technique et artistique qui compose Le Ring de Katharsy contribue à resserrer l’étau dans lequel le public s’est laissé prendre peu à peu.
Car la dramaturgie d’Alice Laloy se manifeste progressivement, presque imperceptiblement, comme dans tous ces systèmes abusifs et totalitaires que l’esprit des spectateurs imagine sans peine à la vue de ces avatars qui leur ressemblent un peu trop. Initialement, leurs gestes et leurs démarches étaient pourtant suffisamment – et talentueusement – calqués sur les jeux vidéo pour y croire véritablement. Seulement les mouvements de refus, de résistance et de révolte se multipliant, le doute a fini par prendre le pas : Le Ring de Katharsy n’est probablement pas si fictif, finalement. Et à en croire la délivrance ressentie en toute fin de représentation – cette sensation ne se raconte pas, il faut la vivre –, la catharsis a peut-être encore sa place dans nos théâtres…
Peter Avondo – Envoyé spécial à Villeurbanne
Le Ring de Katharsy d’Alice Laloy
Théâtre National Populaire – Villeurbanne
Du 9 au 19 octobre 2024
Durée 1h20
Tournée
14 novembre 2024 : Le Bateau-Feu, SN de Dunkerque
20 au 29 novembre 2024 : Théâtre National de Strasbourg
5 au 16 décembre 2024 : T2G – Théâtre de Gennevilliers – Festival d’Automne Paris
9 au 10 janvier 2025 : La rose des vents – Scène Nationale Lille Métropole Villeneuve d’Ascq
26 février au 1er mars 2025 : Théâtre Olympia – CDN Tours, l’Hectare, les Territoires vendômois – Centre Nationale de la Marionnette & l’Université de Tours
13 au 14 mars 2025 : Malakoff Scène Nationale dans le cadre du Festival Marto
20 au 21 mars 2025 : Théâtre d’Orléans – Scène Nationale
3 au 4 avril 2025 : Théâtre de l’Union – CDN Limoges
9 au 10 avril 2025 : La Comédie de Clermont-Ferrand – Scène Nationale
23 au 26 novembre 2025 : ThéâtredelaCité CDN Toulouse
écriture et chorégraphie d’Alice Laloy en complicité avec l’ensemble de l’équipe artistique
avec Coralie Arnoult, Lucille Chalopin, Alberto Diaz, Camille Guillaume, Dominique Joannon, Antoine Maitrias, Léonard Martin, Nilda Martinez, Antoine Mermet, Maxime Steffan et Marion Tassou
regard chorégraphique – Stéphanie Chêne
assistanat à la mise en scène – Stéphanie Farison
scénographie de Jane Joyet
lumière de César Godefroy
son de Géraldine Foucault
musique de Csaba Palotaï
recherche, dessin et développement des systèmes de lâchés : Christian Hugel
costumes – Alice Laloy, Maya-Lune Thiéblemont, Anne Yarmola
recherche et développement des accessoires et objets : Antonin Bouvret
renfort construction – Julien Joubert
accessoires et objets – Antonin Bouvret
création graphique et vidéo – Maud Guerche
typographie – MisterPixel, Christophe Badani
assistanat création vidéo – Félix Farjas
regard cascades – Anis Messabis
assistante-stagiaire mise en scène – Salomé Baumgartner
stagiaire costumes : Esther Le Bellec
régie générale – Sylvain Liagre en alternance avec Baptiste Douaud, régie plateau – Léonard Martin, régie lumière en tournée Elisa Millot, régie son en tournée :-Géraldine Foucault en alternance avec Arthur Legouhy
confection des décors – Les Ateliers du Théâtre National de Strasbourg (TNS)