Presque rien ne se passe deux heures durant. D’imperceptibles changements d’attitude, un sourire, une grimace, un voile de tristesse qui passe sur un visage, c’est tout. Des mots s’échangent. Face à un interrogateur anonyme, qui pourrait aussi bien être un journaliste, un juge, un psychiatre que Marguerite Duras elle-même, un mari tout d’abord, puis sa femme, vont inlassablement répondre à d’innombrables questions. Un contexte se dessine. Flou au début, un peu plus net vers la fin.
Mais que s’est-il passé dans la cave des Lannes à quatre heures du matin ? Pourquoi Claire a-t-elle tué puis découpé en morceaux sa cousine Marie-Thérèse ? Est-ce parce qu’elle était grosse, sourde et muette ? Tenait-elle trop bien la maison ? A-t-elle servi de mort de substitution à la place de Pierre, le mari ? Autant d’interrogations qui resteront pour la plupart en suspens. Duras ne cherche pas à élucider les raisons du crime, mais plutôt à esquisser des psychés, des personnalités. C’est l’humain, sa nature, sa complexité qui l’intéresse, le reste n’est que faits divers.
Un homme et une femme
Tirée d’une histoire vraie, celle d’une femme ayant débité le corps de son mari en 1949, avant de le jeter dans les égouts, L’Amante anglaise plonge dans les méandres de deux âmes, celle du mari, puis celle de la meurtrière. Lui est innocent aux yeux de la loi, elle une meurtrière, probablement folle. Mais derrière cette vérité de surface se font jour plus de nuances. Les aspérités esquissent une réalité moins tranchée.
Malgré son côté affable, l’homme reste un mâle dominant un brin pervers narcissique. Au-delà de la froideur du geste meurtrier exécuté sans affect, la femme se révèle au fil des mots, une romantique, une insoumise trop longtemps passive. Moins folle qu’attendue, peut-être atteinte d’un trouble dissociatif de l’identité, elle ne cherche finalement qu’un peu d’attention.
Jeux éblouissants, mise en scène au cordeau
Mené de main de maître par Duras, le roman devenu pièce, ne laisse aucun moment de répit. Les lignes de fuite et la multiplicité des motifs possibles laissent la place à l’interprétation de chacun. Jacques Osinski l’a bien compris. Sa mise en scène épurée et minimaliste fait la part belle au texte sublime, et au jeu puissant et intense de ses interprètes. Maintenant le public dans un état de sidération, tant le temps s’étire inlassablement, il ose le pari de de l’inactivité quasi-totale, d’une partition aux notes à peine esquissées et à une forme de torpeur. Audacieux, d’autant qu’assez rapidement une forme d’inconfort s’installe. Rien n’y fait. Accrochés à chaque mot, les spectateurs ne perdent pas une miette de cet incroyable récit tout en banalité et dissonance.
Sandrine Bonnaire se fait attendre. C’est Grégoire Oestermann, qui a la difficile mission d’ouvrir le bal. Une heure durant, seul sur le devant de la scène, il incarne avec justesse le mari désinvolte et faussement naïf de Claire Lannes. Soumis aux questions de Frédéric Leidgens, qui offre sa présence élégante et son débit de voix à la fois envoûtant et profondément agaçant, à l’inquisiteur, il fait semblant de ne pas comprendre, de ne pas voir. Derrière lui, l’imposant et solide rideau de scène en fer rouillé, telle une porte de prison, l’enferme inexorablement dans sa vie bien rangée et le carcan étroit de son esprit.
Éblouissante entrée en scène
Enfin, un craquement lointain se fait entendre. Le rideau se lève offrant au regard des spectateurs un plateau vide. Murs décatis, abîmés, salis, ambiance de décrépitude, le charme opère. C’est beau une cage de scène sans artifices, à l’état brut. Du tréfond du théâtre, une silhouette toute menue apparaît. Vêtue d’une petite robe noire, très classique, très intemporelle, Sandrine Bonnaire avance, tête baissée et à pas pas lents, vers le public. Visage grave, Claire Lannes – l’actrice s’est effacée, le personnage a repris ses droits – s’assied là où il y a encore quelques minutes son mari se tenait.
Irradiante, esquissant parfois un sourire, elle ne cille pas, répond le mieux qu’elle peut à l’avalanche d’interrogations qui s’abat sur elle. Tout est fini. Elle n’a plus peur. Elle est enfin libre. Qu’elle aille derrière les barreaux ou à l’asile, n’a plus d’importance. Les murs de sa vie étriquée ont volé en éclats le jour où elle est passée à l’acte. Puissant !
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
L’amante anglaise de Marguerite Duras
© Éditions Gallimard
Théâtre de l’Atelier
Place Charles Dullin
75018 Paris
Du 19 octobre au 31 décembre 2024
Durée 2h10
Tournée
9 au 11 janvier 2025 au Théâtre Montansier, Versailles
14 janvier 2025 au TAP, Poitiers, avec les ATP
16 et 17 janvier 2025 à Châteauvallon-Liberté, Scène nationale, Toulon
8 février 2025 aux Franciscaines, Deauville
Mise en scène de Jacques Osinski
Avec Sandrine Bonnaire, Frédéric Leidgens et Grégoire Oestermann
Texte du prologue dit par Denis Lavant
Lumières de Catherine Verheyde
Costumes d’Hélène Kritikos
Dramaturgie de Marie Potonet
Musique – Jean-Sébastien Bach: Das alte Jahr vergangen ist BWV 614 -Transcription de Gyorgy Kurtág et interprétation de Marta et Gyorgy Kurtág