Lina Majdalanie et Rabih Mroué regardent de temps à autre leur téléphone pendant notre entretien. Ils attendent des nouvelles de leur Liban d’origine, subjugué, depuis le 23 septembre, aux frappes meurtrières menées par Israël. Le couple à peine arrivé à Paris, l’actualité les percute de plein fouet. Même s’ils sont partis vivre en Allemagne il y a une dizaine d’années, les deux artistes continuent obstinément, dans leurs spectacles, à faire du pays du cèdre un prisme pour penser le monde. Dans Who’s afraid of representation, joué fin septembre au Théâtre de la Ville, c’est même toute l’histoire du body art qui se réfracte dans une petite histoire libanaise de la violence. Au Centquatre, dans le studio où ils travaillent, pas de décor et peu d’accessoires. Juste un écran de projection et des tables. Passé maître dans le format de la conférence performative, maniant un théâtre dépouillé et cérébral, le duo n’a pas besoin de beaucoup pour créer. La pensée comble le vide — et les manquements de l’histoire.
Comment vivez-vous la situation terrible que traverse le Liban ?
Lina Majdalanie : On a pris l’habitude de continuer à sourire et de dire : « Ça va. » Mais bien sûr qu’on va très mal et qu’on est très inquiets. Le corps est ici, mais la tête est là-bas, à suivre les nouvelles, à contacter les amis et les parents. Ça prend beaucoup d’énergie et de temps.
Rabih Mroué : Ce n’est pas facile d’être ici et de penser à nos amis et notre famille. Le Liban n’est plus sûr. Et la situation ne cesse de s’empirer. Quand on regarde autour de nous, on ne voit aucune possibilité de paix, de fin de la guerre et de solution. Il n’y a rien à l’horizon.
Lina Majdalanie : À chaque fois que l’on pense avoir attend le comble, on se retrouve face à un abîme plus grand encore. Il n’y a pas de fond au malheur.
Dans ce contexte, avez-vous le sentiment, ici, d’être des porte-voix ?
Rabih Mroué : Toute guerre ou crise subie vous place aux yeux des gens dans une position de victime. Ils veulent vous soutenir, mais c’est un mélange d’empathie, de tristesse et de pitié. C’est quelque chose que nous essayons d’éviter, même dans une situation aussi difficile. Nous souhaitons que notre travail soit séparé de cela, qu’il n’y soit pas réduit. Nous ne voulons pas que les gens viennent voir nos spectacles à cause de ce qu’il se passe au Liban.
Qu’est-ce que vous tenez à dire, dans cette situation ?
Lina Majdalanie : On ne peut pas séparer la situation au Moyen-Orient de la situation globale dans le reste du monde. On ne peut pas la séparer de la montée générale du fascisme et de l’extrême-droite partout dans le monde, de la prise de pouvoir, un peu partout, de fous furieux qui entraînent les gens avec eux. On ne peut pas le séparer de la mal organisation du monde depuis la Seconde Guerre mondiale jusqu’à aujourd’hui. C’est un cumul d’erreurs et de catastrophes mal réparées. Ce serait une erreur de parler d’une situation séparée de l’autre — de l’Ukraine, du Soudan, de l’Argentine, des États-Unis, de l’Allemagne, de la France. On devrait repenser le monde de fond en comble, moyennant une grande participation des gens, et pas seulement des hauts placés qui, tout en faisant semblant de penser, ne font que compter ce qu’ils ont dans la poche. Il y a une grande part de vérité qui semble naïve, mais qui ne l’est pas.
Quelle est-elle ?
Lina Majdalanie : Malgré le modernisme, le postmodernisme et tout ce que l’on veut, nous sommes toujours dans une mentalité archaïque, dans des formes de réaction basées sur une force guerrière, virile et mâle. Il n’est pas facile d’arrêter la machine, mais il faut qu’elle s’arrête absolument, sinon, ce sera une catastrophe pour tout le monde. Ceux qui croient qu’ils peuvent en échapper se trompent.
Vous vivez à Berlin depuis 2013, mais le Liban persiste dans votre travail.
Lina Majdalanie : Le Liban, c’est quand même plus de quarante ans de notre vie. C’est le sujet que nous connaissons le mieux, que nous maîtrisons le mieux, et à partir duquel on parle du monde. L’intérêt n’est pas nationaliste. Mais le Liban est comme un petit laboratoire pour ce qu’il va se passer ou qui est déjà en train de se passer dans le monde entier. On n’oublie jamais notre position en tant que Libanais. On ne peut pas en faire abstraction. Politiquement, ce ne serait pas correct.
Et quel est votre lien à Berlin ?
Lina Majdalanie : J’aime beaucoup cette ville. J’ai ressenti spontanément que je pourrais y vivre. L’Allemagne est un pays qui s’est repensé, qui s’est remis en question et a fait une autocritique assez profonde de son histoire, qui travaille beaucoup pour dépasser les erreurs du passé, contrairement à beaucoup d’autres pays qui l’ont fait à peine, ou à moitié. Au Liban, cette remise en question n’a pas eu lieu. C’est ce que l’on essaie de faire avec quelques artistes, intellectuels et activistes. Nous avons commencé à nous rencontrer à lorsque la guerre civile, du moins officiellement a pris fin. Et la démarche de l’Allemagne a été un grand exemple pour nous. C’est une ville où l’histoire est présente, mais où le présent et le futur le sont aussi. On y a vécu de très belles années. Jusqu’à très récemment, où l’on recommence à se poser des questions.
À quoi ressemblaient ces réunions ?
Rabih Mroué : Nous réfléchissions à certains sujets et concepts liés bien sûr à la politique, mais pas à l’actualité. Nous essayions d’analyser, de penser à travers différents angles pourquoi on était arrivés à la situation dans laquelle on était. Nous avons commencé ces réunions spécifiquement après la guerre civile, en 1990. La guerre s’était arrêtée sans raison, seulement parce qu’ils avaient décidé de se partager le gâteau. Mais toutes les raisons de la tension et de la guerre étaient encore là. ll n’y a pas eu de révision des faits de la part des responsables. Pour eux, la guerre et la paix, ou plutôt la trêve entre deux monde, était du business.
Lina Majdalanie : Nous avons toujours pensé que l’on ne pouvait pas réfléchir pendant les moments de grande crise et d’urgence. C’est une fois que la crise est passée et qu’il y a un pseudo-projet de reconstruction que l’on peut penser. Au moment de la crise, on veut seulement survivre et être sûr que tout le monde survive. C’est quand cela s’arrête qu’il est temps de penser les choses et de préparer le futur. Pendant les révolutions, il n’y a pas de production artistique : c’est la rue qui est le théâtre.
Comment votre travail a-t-il changé depuis les début des années 1990 ?
Rabih Mroué : Il est de moins en moins décoratif, de moins en moins « théâtral », au sens de spectaculaire. Nous nous sommes approchés du cœur du théâtre en tant qu’endroit où l’on peut soulever des sujets et des cas compliqués, pour les discuter. Le théâtre grec était tel. Au centre de cette idée, il s’agit d’explorer une affaire dont la solution n’est pas noire ou blanche. Le théâtre ne la règle pas. Il permet seulement de penser le problème face au public et le laisser faire paraître ses propres questions, ses propres opinions. C’est une discussion. En 2001, nous avons commencé à comprendre ce que nous faisions, et à développer une idée et un concept quant à notre façon de faire du théâtre. Il est devenu clair que nous ne racontions plus d’histoire, mais que l’histoire sert de matériau. Nous ne racontons pas ce qu’il se passe dans la guerre, mais nous y réfléchissons avec vous. Il y a cette pièce que nous présenterons en septembre à Aubervilliers, Biokhraphia, que nous avons faite à ce moment. C’est une pièce courte de quarante minutes, mais la plupart des idées sont là.
La déconstruction de la valeur de vérité traverse votre travail. Aujourd’hui, le changement de paradigme technologique et la capacité à créer des images fausse finissent de mettre cette notion en péril. Quel est votre rapport à cette petite révolution ?
Rabih Mroué : La technologie fait partie de notre réalité, elle est toujours présente. Nous avons donc toujours pensé que nous devions l’intégrer dans notre pratique du théâtre. Nous ne la voyions pas comme une menace. Dès le tout début, nous avons utilisé des vidéos et des images dans notre travail. Et nous réfléchissions vraiment à la façon de les utiliser. La vidéo n’est pas qu’une simple décoration dans nos pièces : elle est essentielle. Sans elle, quelque chose ne fonctionnerait plus dans la performance. Elle joue un rôle, comme un personnage.
Lina Majdalanie : C’est toujours une question très difficile pour moi : il ne s’agit pas de dire qu’il n’y a aucune vérité dans le monde, mais en même temps, il est difficile de parler de vérité. Aujourd’hui, il est peut-être plus facile d’identifier un mensonge qu’une vérité. En même temps, je ne peux pas nier que celles-ci existent. Quand untel tue untel, c’est une vérité. Mais dès que l’on pense économie, politique, histoire, les choses deviennent beaucoup plus complexes. Il y a des mensonges qui influencent tellement la réalité qu’on ne peut pas ne pas les prendre en considération : ils finissent par faire partie d’elle. Ce que nous essayons de faire, c’est de nous demander : qu’est-ce que cette personne ou ces personnes, ou ce groupe, ou ce parti, ou ce gouvernement essaye de nous dire ?
Vous jouez actuellement Borborygmus au Montfort, en trio avec Mazen Kerbak. Est-ce que vous pouvez me parler un peu de cette pièce ?
Lina Majdalanie : C’est un projet qui dévie du chemin artistique que nous avons emprunté depuis pas mal de temps. Cette pièce parle de trois personnes aux alentours de cinquante ans qui ont quitté le Liban pour Berlin et qui se posent des questions. C’est un peu la crise de la cinquantaine. Un bilan de la vie à la fois personnelle, mais aussi professionnelle, mais aussi politique. Un bilan humoristique, mais aussi un peu amer, triste, désillusionné. La forme est aussi un peu différente. Il y a un travail plus important que d’habitude sur l’éclairage, sur le son, sur les objets scéniques, ce qu’on avait abandonné depuis très longtemps.
Vous créerez Quatre murs et un toit en décembre. Qu’est-ce que vous êtes allé chercher chez Brecht ?
Lina Majdalanie : Cela fait longtemps que nous voulons à travailler sur scène un procès important. La situation dans laquelle nous somme plongés depuis un an nous a rappelé le procès de Brecht aux États-Unis. Quand il a quitté l’Allemagne nazie, Brecht est passé par plusieurs pays d’Europe pour finir aux États-Unis. Là-bas, il a été auditionné parce qu’on le soupçonnait d’être communiste. Nous avons lu l’audition il y a très, très longtemps et nous ne l’avons jamais oubliée. Il est devenu tout d’un coup si pertinent : un homme qui a fui son pays à cause de la politique de son pays et qui se retrouve, pour des raisons à la fois similaires et opposées, condamné par le pays où il croyait trouver sa liberté individuelle et intellectuelle. Particulièrement cette année, je pense que ce sont les émigrés arabes en Europe et en Occident qui ne se sentent ni ici, ni là, rejetés et incompris des deux côtés, considérés comme des traîtres ou des extrémistes des deux côtés. On ne plaît à personne. L’histoire de Brecht nous a permis de penser cette situation avec un peu de distance par rapport à nous-mêmes et à l’actualité. Les contextes politiques, historiques, économiques, etc. sont absolument différents. Mais dans un contexte de montée du fascisme partout, les deux situations se superposent. Comme le dit Walter Benjamin, l’histoire, c’est toujours la même catastrophe qui ne fait qu’empiler des ruines sur des ruines.
Il y a aussi cette collaboration entre vous, Rabih, et Anne Teresa de Keersmaeker. Que pouvez-vous nous en dire ?
Rabih Mroué : Le festival nous a proposé ce projet, et nous l’avons accepté, elle et moi, avec joie. Nous sommes amis depuis des années. Nous y travaillons entre nos autre projets, parce que nous sommes très occupés l’un et l’autre. Il est maintenant évident que ce travail commun ne ressemble ni à ce que je fais au théâtre, ni au travail chorégraphique d’Anne Teresa. C’est très intéressant pour nous deux.
Dans votre travail commun, Lina et Rabih, l’humour est très présent…
Lina Majdalanie : L’humour pose une distance ironique avec nous-mêmes, justement pour ne pas tomber dans le piège de l’auto-victimisation. Nous sommes tous responsables de ce qu’il se passe, et nous l’avons montré de manière exagérée dans nos pièces. Même si l’on n’a jamais pris les armes, même si l’on ne prend pas de décisions, il n’y a d’innocence complète dans aucune situation. Donc l’humour désacralise.
Comment travaillez-vous ensemble ?
Rabih Mroué : [Il mime une bataille] Des barricades ! [Rires]
Lina Majdalanie : On discute, un mot par ci, un mot par là. On construit, on recherche, on étudie, et on échange sur ce que l’on a trouvé.
Rabih Mroué : Il n’y a pas de séparation dans le travail. On fait tout ensemble. C’est un miracle.
Propos recueillis par Samuel Gleyze-Esteban
Portrait Lina Majdalanie et Rabih Mroué
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