Après La Mouette en 2021, vous vous attaquez au tout premier texte de Tchekhov, Platonov. Pourquoi ?
Cyril Teste : De manière très accidentelle. Je n’avais pas l’intention de me frotter à nouveau à l’univers du dramaturge russe. J’avais d’autres idées en tête. Puis un soir, fatigué par le Covid, que je venais d’attraper, j’ai commencé à chercher dans mes livres une aventure de troupe. J’ai fini par tomber sur Platonov, que je n’avais pas encore lu. J’ai été fasciné par ce texte écrit à dix-sept ans, où sa patte n’est pas encore là. On sent qu’il se cherche, qu’il y a dans cette œuvre un goût d’inachevé.
Je trouvais drôle et passionnant de monter un autre Tchekhov, celui de sa jeunesse — à peine 17 ans —, après avoir mis en scène ce qui est à mon sens sa pièce phare, La Mouette. C’était d’autant plus intéressant qu’il y a des résonnances entre ses deux textes. L’un est le pendant de l’autre. Platonov est de la même famille que Treplev.
Qu’est-ce qui vous a tant plu dans cette œuvre de jeunesse ?
Cyril Teste : Justement, sa fragilité, le fait qu’elle soit en quelque sorte assez déconstruite. Platonov n’est pas une pièce de théâtre, mais plutôt un matériau, une base pour la suite de ses écrits. Et puis je trouvais beau de terminer mon cycle sur Tchekhov après d’autres projets sur les prémices du grand dramaturge en devenir. Il y a dans tout cela quelque chose de très intuitif.
Contrairement à votre travail sur La Mouette qui suit la trame de la pièce, ici, on est plutôt sur une évocation de l’œuvre.
Cyril Teste : Comme je l’évoquais juste avant, Platonov n’est pas une pièce mais un matériau brut. Le texte n’est pas paginé, on pourrait dire qu’il n’a pas eu temps d’exister en tant qu’œuvre révolue. C’est un essai, une esquisse. Il y cartographie une série de personnages plus âgés que lui. Tout est très horizontal, sans véritable trame. Je me suis plongé dans le texte originel et dans les différentes traductions qui ont été faites. Ce qui m’a fasciné, c’est qu’il y a quelque chose de primitif.
Je n’avais pas envie de tricher avec cela. J’ai donc fait le choix de ne garder que les souvenirs qu’il m’en restaient après l’avoir traversé. C’est un projet à la fois fragmentaire et kaléidoscopique. Je n’ai conservé que l’énergie folle, sauvage presque, qui s’en dégage. Platonov, c’est une sorte de Frankenstein littéraire, on y voit les cicatrices, les coutures du jeune auteur qui se cherche. C’est un patchwork qui va de Shakespeare au naturalisme en passant par un peu de réalisme. Rien n’est ancré dans un style, bien au contraire.
Vous parlez d’énergie…
Cyril Teste : À la différence de La Mouette, où tout est vers, dans Platonov, il n’y a pas à mon avis une approche littéraire. Tchekhov a dix-sept ans, c’est un gamin. Il est dans l’énergie pure. D’ailleurs, je trouve que la manière dont il dessine les personnages fait penser aux œuvres de Michel-Ange ou de Rodin. C’est-à-dire qu’à certains endroits, il n’y a que des silhouettes, à peine une esquisse. Les traits ne sont pas finis, juste croqués sans atteindre vraiment une profondeur de caractère.
Dans cette mise en scène, vous faites appel à des amateurs pour figurer cette fête, qui est finalement le constat de nombreux échecs…
Cyril Teste : C’est presque l’origine du projet. Au départ, j’avais même envisagé que chaque représentation serait une fête à laquelle on inviterait les spectateurs à boire et danser avec les comédiens qui performeraient au milieu d’eux. L’idée était même de jouer ailleurs que dans un théâtre. C’est l’essence même du film, qui est l’autre pendant essentiel de ce diptyque. La pièce et le long-métrage sont complémentaires. L’une ne va pas sans l’autre. Pour tout comprendre de ce projet, il faut absolument voir les deux. La fête, qui est au cœur de tout cela, nous l’avons vécue comme un instant d’épiphanie. C’est ce qui transparaît dans le film, sorte de long travelling d’une nuit.
Ce moment magique, j’ai souhaité le reproduire sur scène, du moins m’en servir pour construire la pièce. C’est pour cela que nous invitons des spectateurs au plateau, pour qu’ils soient dans le cadre, qu’ils voient de l’intérieur ce qui anime les personnages. Pour le coup, c’est une vraie volonté de ma part de créer du lien aussi avec les théâtres, parce que c’était un joli prétexte pour retrouver le chemin des salles. Partant de là, ce que je trouve formidable, c’est que chaque soir est très différent. Parfois l’ambiance prend, d’autre fois c’est plus poussif. Je trouve cet aléa, qui exacerbe le vivant de ce spectacle, assez beau, parce que cela m’échappe et que le geste reste brut. C’est une expérience.
Souvent, vous évoquez la vidéo comme votre pinceau pour peindre vos mises en scène…
Cyril Teste : C’est vrai que c’est essentiel dans ma démarche. Mais pour ce projet, j’ai aussi eu le besoin, l’envie de m’en détacher, de m’en défaire. Les tente dernières minutes de Sur l’autre rive, je ne fais plus intervenir aucun écran, aucune caméra. Je crois que mes deux derniers spectacles, finalement, et c’est assez étrange, cartographient l’histoire de mon collectif, tant au niveau des dispositifs que j’utilise que des recherches artistiques que je poursuis. La caméra est au point. Petit à petit, on entre dans le cinéma, puis on finit par s’en éloigner pour arriver à un théâtre brut, élémentaire. La vidéo fait partie intégrante de mon œuvre, cela fait partie de ce geste dont j’ai besoin pour écrire. Elle peut m’enfermer, me rendre libre. Elle est l’un des médiums qui me permettent de m’exprimer. C’est mon stylo, ma plume.
Vous disiez que Sur l’autre rive, le film qui sera disponible dans quelques jours sur Arte, est essentiel à la compréhension de votre geste. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Cyril Teste : Partout où nous allons jouer la pièce, le film sera visible en salles non loin. Dans les cas où ce ne sera pas possible, il sera toujours disponible sur la plateforme d’Arte. À Nanterre, une soirée diptyque a été organisée. Les retours que nous avons des spectateurs confirme l’intérêt de voir les deux. C’est même fondamental. Ce sont deux objets qui n’en font qu’un. On ne peut comprendre l’un sans l’autre. C’est en tout cas le point de vue que je souhaite défendre.
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Sur l’autre rive d’après Platonov d’Anton Tchekhov (diptyque – second volet diffusé dur Arte le 13 octobre à minuit et à voir dès le 6 octobre sur arte.tv)
spectacle vu le 30 mai 2024 à Amphithéâtre d’O – Festival le printemps des Comédiens
Durée 1h50 environ
Tournée
27 septembre au 13 octobre 2024 au Théâtre Nanterre-Amandiers, centre dramatique national (92)
17 et 18 octobre 2024 à l’Espace des Arts, scène nationale de Chalon-sur-Saône (71)
8 au 16 novembre 2024 au Théâtre du Rond-Point, Paris (75)
26 novembre 2024 à l’Equinoxe, scène nationale de Châteauroux (36)
5 et 6 décembre 2024 à la Maison de la Culture d’Amiens, Pôle européen de création et de production (80)
11 au 13 décembre 2024 aux Quinconces, scène nationale du Mans (72)
18 et 19 décembre 2024 à La Condition Publique, Roubaix, dans le cadre de la saison nomade de La Rose des vents, Scène nationale Lille Métropole Villeneuve d’Ascq (59)
15 au 17 janvier 2025 au Théâtre des Louvrais, Points Communs, scène nationale de Cergy-Pontoise/Val d’Oise (91)
22 et 23 janvier 2025 à la Comédie de Valence, centre dramatique national Drôme-Ardèche (26)
30 janvier au 8 février 2025 aux Célestins, Théâtre de Lyon (69)
18 et 19 mars 2025 au Tandem, scène nationale, Douai (59)
26 au 28 mars 2025 au Théâtre Sénart, scène nationale (77)
Mise en scène de Cyril Teste assisté de Sylvère Santin
Traduction d’Olivier Cadiot
Adaptation de Joanne Delachair et Cyril Teste
Avec Vincent Berger, Olivia Corsini, Florent Dupuis, Katia Ferreira, Adrien Guiraud, Emilie Incerti Formentini, Mathias Labelle, Robin Lhuillier, Lou Martin-Fernet, Charles Morillon, Marc Prin, Pierre Timaitre, Haini Wang
Collaboration artistique – Marion Pellissier
Dramaturgie de Leila Adham
Scénographie de Valérie Grall
Costumes d’Isabelle Deffin, assistée de Noé Quilichini
Création lumière de Julien Boizard
Création vidéo de Mehdi Toutain-Lopez
Images originales : Nicolas Doremus et Christophe Gaultier
Musique originale : Nihil Bordures et Florent Dupuis