Qu’est ce qui vous fascine chez Zola ?
Anne Barbot : Son goût pour celles et ceux qui sont resté.es à l’ombre des récits pendant des années. Zola disait « je veux être du côté des vaincus. » La puissance de ces récits m’indigne, me révolte, me touche, m’arrache des rires et des larmes. Certainement parce que le témoignage de son époque résonne puissamment avec les réalités de notre monde actuel.
En redonnant vie aux personnages de Zola, je revisite ma propre histoire et questionne notre société – c’est cette démarche qui m’anime avant tout. Après L’Assommoir, qui mettait en scène le monde ouvrier et était intimement lié à mon histoire familiale du côté maternel, La Terre m’a immédiatement rappelé l’univers de mes grands-parents paternels, petits agriculteurs en Ille-et-Vilaine.
Zola me tend un miroir où le 19ème siècle renvoie l’écho du 21ème, et à travers cet ancien monde, je cherche à éclairer le mien. J’entame donc une conversation entre hier et aujourd’hui. Quand la mémoire du passé entre en dialogue aussi intensément avec le présent, cela crée une onde de choc qui me fascine !
Comment adapte-t-on La Comédie humaine pour qu’elle résonne avec autant d’acuité dans le monde d’aujourd’hui ?
Anne Barbot : Les résonances sont flagrantes, presque inquiétantes. J’extrais de l’œuvre de Zola tout ce qui résonne avec aujourd’hui. Ce décryptage du texte est très stimulant et enrichissant. Quand Zola écrit dans La Terre : « Un paysan qui emprunte est un homme fichu », il évoque des problématiques qui sont toujours d’actualité. Toutes les difficultés qui pesaient sur les agriculteurs au 19e siècle se retrouvent au 21e siècle : le libre-échange, les épidémies dans les élevages, les intempéries, la sécheresse, les engrais chimiques, les enfants qui ne souhaitent pas reprendre l’exploitation familiale, l’évocation de la grève, le passage de la petite propriété à la grande propriété …
Aujourd’hui, tout est décuplé : la course au productivisme ne cesse de s’accélérer et la colère des agriculteurs gronde. Même si j’ai un rapport familier et intime avec le monde rural, j’ai voulu enquêter sur le terrain – comme Zola l’a fait en son temps – pour comprendre les enjeux de l’agriculture actuelle. Je suis donc allée à la rencontre de plusieurs agricultrices et agriculteurs de régions variées et de modèles de fonctionnement différents. Ma méthode pour les questionner sur leurs pratiques consistait à leur lire des extraits de Zola et à observer leurs réactions : tout faisait écho. Je n’avais plus qu’à puiser dans l’œuvre tout ce qui résonnait en eux.
Et pour L’Assommoir ?
Anne Barbot : Avec Le baiser comme une première chute , j’ai mené une enquête plus intime, moins ciblée sur le milieu, même si la condition ouvrière est un levier important dans l’œuvre. Je me suis concentrée sur le parcours d’un couple, depuis leur premier baiser jusqu’à leur chute inévitable. J’ai puisé les échos dans l’intimité de ce couple et dans le poids que la société fait peser sur lui. J’ai voulu comprendre pourquoi Gervaise, pourtant si combative, s’est laissée happer par les penchants destructeurs de son mari, et pourquoi Coupeau a basculé soudain dans l’alcoolisme après son accident de travail.
Enfin, j’ai essayé de montrer comment Nana, leur fille, se construit en parallèle de l’effondrement du couple, jusqu’à devenir la mère de sa mère. Les personnages ne sont pas mauvais en eux-mêmes : c’est la dureté du monde, la pénibilité du travail, l’exiguïté de leur lieu de vie qui les font tomber. Les échos sont, une fois de plus, saisissants.
Après avoir porté cette histoire sur scène, le réalisateur Gianluca Matarrese, Benoit Dallongeville et moi avons coécrit un long métrage intitulé L’Expérience Zola, présenté à la Mostra de Venise dans la section Giornate degli Autori en 2023. Ce film est un dialogue entre le cinéma, le théâtre, Zola et la vie. Vous pourrez découvrir cette autre exploration du réel dans l’œuvre de Zola en 2025 sur Arte.
Après L’Assommoir, comme vous l’avez évoqué vous avez porté au plateau La Terre. Comment ces deux romans ont nourri votre travail de metteuse en scène et de comédienne ?
Anne Barbot : Ces romans obligent à ne jamais tomber dans le manichéisme et dans la vision simpliste de la vie. Ils obligent à ne jamais juger ni accabler les personnages. Je crois que c’est le principal moteur de ma recherche en tant que metteuse en scène et comédienne : explorer la complexité de l’âme humaine. J’aime les ambivalences et les contradictions, quand le public s’attache à un personnage pour, la seconde d’après, le détester, puis l’aimer à nouveau. J’aime osciller entre les rires et les larmes. Zola me passionne par son plaisir du double, d’un style qui frappe et qui caresse.
C’est cet espace de la vie que j’explore avec Agathe Peyrard, qui m’accompagne dans l’adaptation des romans. Aujourd’hui, nous avons une véritable complicité dans l’écriture et un plaisir commun à décrypter Zola, comme si nous avions l’impression de le connaître. La plongée dans une œuvre aussi empreinte de réel est vertigineuse. La précision de Zola dans ses descriptions des sentiments humains et des milieux offre une matière extrêmement riche pour une metteuse en scène et une comédienne.
Comment s’approprier cette matière ?
Anne Barbot : C’est toute ma recherche : comment se nourrir de son réel pour échapper à la reconstitution d’un tableau historique. Le temps nous sépare, mais les sentiments et les actions, eux, restent intemporels. En décidant de jouer le rôle de Gervaise, j’ai eu envie d’insuffler à mon équipe d’acteurices un désir artistique profond, une démarche commune, un nouveau chemin, je voulais incarner avec eux « le cri du peuple, du grand muet » (Zola).
Et ils ont véritablement joué le jeu : ils ont lu les romans et certains d’entre eux se sont plongés dans l’ensemble des Rougon-Macquart. Zola a écrit une saga avec comme sous-titre « Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire », nous, nous écrivons ensemble notre saga en nous appuyant sur l’incroyable témoignage de Zola pour éclairer notre monde.
Assez naturaliste, votre travail permet d’approcher une forme de réalité. Comment faites-vous ?
Anne Barbot : Comme je le disais plus haut, nous effectuons un travail vers l’extérieur avant de rentrer dans les murs du théâtre. Par exemple, avec une comédienne, nous avons donné un stage d’une semaine à des élèves d’un lycée agricole près de Metz, qui improvisaient autour du texte de La Terre. Ils nous ont expliqué comment réaliser les travaux agricoles présents dans La Terre et ont partagé avec nous leur relation à la nature et à la ville… Avec les comédiens, nous avons travaillé dans une ferme où nous avons appris à égrainer des tomates tout en jouant des situations du texte. Et cela changeait tout.
Le défi consiste ensuite à ramener cette évidence du lieu et du contexte sur le plateau. Pour celles et ceux qui ont des liens familiaux avec le monde agricole, je leur ai demandé d’interroger leurs proches. Pour les autres, sans connexion directe, je leur ai demandé de regarder Profil paysan de Depardon. Chacun a dû, par différents moyens, se familiariser avec cet univers pour en faire le sien. Ces rencontres avec l’extérieur ont enrichi notre adaptation et le jeu, et ont renforcé leur dimension réaliste.
L’écriture de Zola, vous aide-t-elle ?
Anne Barbot : Elle est simple et directe. Une fois cette langue extraite des parties descriptives, on pourrait croire qu’il s’agit de dialogues contemporains. Parfois, nous modifions une tournure de phrase ou un mot pour éviter une formulation trop littéraire, qui pourrait entraver à la spontanéité des acteurs.
Nous avons tout de même conservé le contexte historique : nous mentionnons l’empereur, utilisons les francs et gardons certains mots désuets. Ce mélange entre une recherche de jeu de l’instant et un contexte historique lointain, n’empêche pas le réalisme recherché. Tout comme le travail scénographique de Camille Duchemin, qui ne représente pas le monde agricole de manière naturaliste, mais, grâce à quelques éléments, donne la sensation d’être plongé au cœur d’une ferme.
Certains spectateurs m’ont dit qu’ils avaient la sensation d’avoir assisté à un documentaire en direct. Alors que c’est une pure fiction. Zola a emprunté un réel pour en faire une histoire inventée. J’aime croire à ce que je vois, tout en dévoilant les artifices théâtraux ; C’est la précision du détail chez Zola et le travail des comédiens qui opèrent la magie du réel.
Qu’est ce qui vous nourrit en tant qu’artiste ?
Anne barbot : J’ai fait l’école internationale Jacques Lecoq, et la force de son enseignement est d’inciter les élèves à observer le monde, les êtres humains, les animaux, la nature. Cette exploration est une source d’inspiration inépuisable.
Ce qui me nourrit : rencontrer les gens qui font un métier différent du mien, visionner des documentaires, voir des expos photos, transmettre mes connaissances aux jeunes et au moins jeunes, échanger avec les chercheurs que j’ai rencontrés ces deux dernières années : Bertille Thareau, sociologue de l’agriculture et Olivier Lumbroso, spécialiste de Zola.
Avez-vous d’autres projets ?
Anne Barbot : Encore un Zola : Le ventre de Paris ! Cette fois-ci, je parlerai de la classe intermédiaire, de l’engagement, de ces zones d’ambivalence qui traversent chacun d’entre nous, entre désir de changement et attrait pour le confort. Puis la réalisation du film La Terre avec Gianluca Matarrese et toute l’équipe des comédiens du spectacle. Et, pour plus tard, un projet d’écriture sur la maltraitance animale dans l’élevage intensif.
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
La Terre d’après le roman d’Émile Zola
Création le 20 janvier 2024 à L’Envolée, pôle artistique du Val Briard,Les Chapelles-Bourbon
Présenté jusqu’au 4 mars 2024 au Théâtre Romain Rolland de Villejuif
Durée 2h30 environ
Reprise
7 et 8 novembre 2024 au Théâtre Jean-François Voguet, Fontenay-sous-Bois
15 novembre 2024 au Théâtre des sources, Fontenay-aux-Roses
19 au 21 novembre à La Coursive – Scène nationale de La Rochelle
29 novembre 2024 au Théâtre Jacques Carat, Cachan
1er décembre 2024 au Beffroi – Montrouge
13 février 2025 au Figuier blanc, Argenteuil
4 avril 2025 au Théâtre de Chatillon
Tournée
6 au 21 mars 2024 au Théâtre Gérard Philipe – CDN de Saint-Denis (TGP)
5 avril 2024 à l’Espace Marcel Carné, Saint-Michel-sur-Orge
3 mai 2024 au Théâtre Châtillon-Clamart
mise en scène d’Anne Barbot
adaptation d’Anne Barbot, Agathe Peyrard
avec Milla Agid, Philippe Bérodot, Benoît Carré, Wadih Cormier, Benoît Dallongeville, Ghislain Decléty, Rébecca Finet, Sonia Georges
collaboration artistique – Richard Sandra
dramaturgie d’Agathe Peyrard
scénographie de Camille Duchemin
lumière de Félix Bataillou
musique de Mathieu Boccaren
son de Marc de Frutos
costumes de Gabrielle Marty
construction du décor – atelier du théâtre Gérard Philipe
Le Baiser comme une première chute d’après L’assommoir d’Émile Zola
création en décembre 2021 au Théâtre Gérard Philipe
Durée 2h environ
Reprise
10 janvier 2025 au Théâtre de Chatillon
11 janvier 2025 L’expérience Zola au Cinéma de Chatillon
Tournée
22 au 26 mars 2022 au Théâtre Romain Rolland, scène conventionnée, Villejuif
31 mars au 2 avril à Fontenay-en-Scènes, Fontenay-sous-Bois
7 au 9 mai 2022 au NEST – centre dramatique national, Thionville-Grand Est
Mise en scène d’Anne Barbot
Avec Anne Barbot, Minouche Nihn Briot, Benoît Dallongeville
Adaptation d’Agathe Peyrard et Anne Barbot
Dramaturgie d’Agathe Peyrard
Collaboration artistique – Lionel González et Agathe Peyrard
Scénographie de Camille Duchemin
Lumière de Félix Bataillou
Réalisation sonore de Minouche Nihn Briot
Costumes de Clara Bailly, Gabrielle Marty