Whitewashing de Rébecca Chaillon © Pietro Bertora
Whitewashing de Rébecca Chaillon © Pietro Bertora

Whitewashing, l’habile petite forme de Rébecca Chaillon

Dans le cadre du Festival Actoral à Marseille, l'autrice, performeuse et metteuse en scène présente une variation très maîtrisée de sa pièce bestseller, Carte noire nommée désir.

Moitié moins long, réduit à un duo avec Aurore Déon, Whitewashing permet au public marseillais de découvrir quelques bribes de l’œuvre signature de Rébecca Chaillon. Par une série d’adaptation de la pièce originale, le spectacle offre de nouvelles pistes de réflexion sur la blanchité, le distanciation et la réparation.

Dans un silence religieux, Rébecca Chaillon et Aurore Déon nettoient un plateau immaculé que des gouttes de café salissent continuellement. Invité à contempler en silence ce mythe de Sisyphe, un public majoritairement blanc regarde pendant quelques dizaines de minutes ces deux femmes noires qui s’acquittent de ce travail sans fin. À mesure que la séquence s’étire, la tâche n’en apparaît que plus laborieuse. 

Whitewashing de Rébecca Chaillon © Pietro Bertora
© Pietro Bertora

Quelques réactions traversent la salle. Lassitude, exaspération, rires déplacés. Cette scène d’introduction agit comme un révélateur. Face à une série d’actions répétitive et un plateau dépouillé, l’attention du public tend à s’étendre. On rentre dans un état d’hypervigilance. Plutôt que de divertir une société qui doit son « bon » fonctionnement à sa stratification sociale, Rébecca Chaillon préfère tendre un miroir. La situation doit son inconfort au temps que prennent les deux performeuses avant de basculer vers un autre tableau. Le malaise tient aussi à la banalité de la scène. Quoi de plus commun que le ménage ? Quoi de moins spectaculaire ?

En vérité, ce que fait Rébecca Chaillon n’a rien de banal. Elle déplace au plateau une situation quotidienne pour donner à voir sa violence. La scène permet de mettre à distance le réel, tout devient spectacle. Et tout spectacle expose. Ici, Whitewashing détourne cette tâche rébarbative, invisible et laborieuse. Faire exister le labeur au plateau à la manière de Chantal Akerman dans Jeanne Dielman, c’est désigner par ce même geste les dynamiques de pouvoir qui traversent la situation. Là où la blanchité du public est souvent un impensé, elle devient bien vite l’éléphant dans la pièce. 

La performeuse, le corps blanchi par la javel, se dénude peu à peu. Epuisée par cet effort, elle évoque très vite par ce nettoyage intensif et vain les tentatives de dépigmentation de la peau par des produits corrosifs. Et c’est là que le duo prend tout son sens. Aurore Déon abrège les souffrances que s’inflige Rébecca Chaillon, la lave, l’enduit de crème, tresses ses cheveux. Présente l’une à l’autre, elles donnent alors à voir un travail de soin. C’est le même procédé de détournement qui est mobilisé pour ce deuxième tableau, mais l’effet est radicalement différent. En présentant le « care » au regard du spectateur, la metteuse en scène montre un entre-soi salvateur. Comme unies par des expériences similaires, les deux interprètes se passent de mot.

Whitewashing de Rébecca Chaillon © Pietro Bertora
© Pietro Bertora

Par le soin mais aussi par la mixité choisie des femmes afrodescendantes invitées à rejoindre le plateau, Rébecca Chaillon pense le théâtre comme un espace de résistance. Si la violence du monde extérieur y est représentée, la scène offre au moins la possibilité de formuler sa propre grammaire et apporter, a minima, un semblant d’apaisement à des personnes minorisées. Incitées à suspendre à l’aide d’épingles des photos de femmes noires représentées dans les magazines, des spectatrices trouvent alors une complicité inédite.

La mixité choisie matérialise le genre, la race sociale. Elle rend ces identités sociales tangibles, là où un discours universaliste tend à justement effacer ces expériences structurées par le même système de domination. Par ses tresses tirées de part et d’autre du plateau, Rébecca Chaillon crée un arbre humain, un paratonnerre. Car peut-être n’y aurait-il pas eu Whitewashing sans les foudres dont le spectacle original a fait l’objet.

Carte noire nommée désir capitalisait sur le nombre d’interprètes pour donner à voir un kaléidoscope de représentations de femmes et minorités de genre afrodescendantes. Ici, elles ne sont que deux à porter le spectacle. Deux, c’est assez pour dire « nous ». Et la présence de spectatrices noires ou métisses et de ces portraits découpés dans les magazines offre une résonance au propos. La poésie de Rébecca Chaillon et ses jeux de mots bien avisés répondent à l’appel. Oui, on retrouve bien là l’essence de la pièce.

Mais il faut rappeler qu’après sa programmation au Festival d’Avignon, l’ensemble de l’équipe a fait l’objet d’une attaque de l’extrême droite. Agressions racistes, cyberharcèlement, menaces, tant de comportements qui rappellent que l’engagement a un prix et que si le théâtre peut être une bulle pour repenser la lutte féministe et antiraciste, ses parois sont perméables. Le plateau reste la chambre à écho du monde extérieur. Moins coûteuses, les petites formes sont l’opportunité de sortir des boîtes noires, des circuits de diffusion habituels. Sans doute peuvent-elles aussi évoquer le désinvestissement des pouvoirs publics vis-à-vis de la culture.

Par la force de son interprétation, sa touchante complicité, le duo parvient à faire de Whitewashing un spectacle à part entière. Mais moins n’est pas plus et si les petites formes importent, elles ne remplacent pas les grandes propositions artistiques dont elles entendent porter l’essence.


Whitewashing de Rébecca Chaillon
création 2019
Festival Actoral

Du 14 septembre au 12 octobre 2024
Théâtre de la Criée
30 Quai de Rive Neuve
13007 Marseille

Avec Rébecca Chaillon et Aurore Déon
Régie générale & plateauSuzanne Péchenart

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