Quels sont les grands axes du projet que vous portez tous les trois au T2G ?
Daniel Jeanneteau : Quand nous sommes arrivés à la direction du théâtre en janvier 2017, nous avions en tête un mot d’ordre qui a d’ailleurs servi de point de départ à ma candidature, selon lequel il fallait cesser de considérer le Théâtre de Gennevilliers comme un théâtre parisien mal situé… mais donc plutôt de le penser comme le théâtre d’un endroit du monde, fortement localisé ; de penser notre action depuis cet endroit mais à l’adresse de tous, les proches et les lointains. D’ailleurs, pour établir les grandes lignes de cette trame artistique autant qu’éditoriale, nous avons pris en considération et mené une observation très fouillée, très détaillée du territoire, de l’espèce de géopolitique humaine non-administrative, invisible le plus souvent, transversale, très vivante qui nous entoure. Avec le recul, je dirais que cette adresse partant du local et du particulier vers le reste du monde constitue la colonne vertébrale du projet. L’autre point important, c’est que nous dirigeons le lieu à trois avec Juliette [Wagman], directrice adjointe, qui me seconde à la direction générale de la maison, et Frédérique [Ehrmann], qui s’occupe plus particulièrement du développement des projets. Nous assumons la programmation et les orientations artistiques à trois.
Cet ancrage dans le territoire a-t-il des effets visibles sur la fréquentation locale ?
Daniel Jeanneteau : Le monde extérieur et la société vont plus vite que les institutions, lesquelles souffrent toujours, malgré la bonne volonté des équipes, d’une forme d’inertie. Mais je pense tout de même que nous avons marqué une sorte de point de rupture, de retournement du rapport au public dit « populaire » de proximité. Nous avons observé assez rapidement un changement dans la perception du théâtre, et ce malgré la persistance des préjugés fortement installés qui concernent ces grandes maisons publiques. Cela ne s’est pas forcément accompagné tout de suite d’une fréquentation massive, mais disons que le regard que les habitants portent sur la maison change. Ils ont plus souvent envie de venir voir ce que faisons, ils poussent les portes du théâtre et reviennent notamment à l’occasion de projets très transversaux tels que la kermesse artistique que nous avons organisée avec Mohamed Bourouissa et Mehdi Anede. Ce fut un grand moment de partage qui clôturait trois ans d’association et de collaborations en tous genres, qui a réuni plus de cinq cent personnes du quartier sur la place Indira Gandhi derrière le théâtre. Nous renouvellerons d’ailleurs l’expérience kermesse artistique, toujours avec Mohamed Bourouissa et Mehdi Anede, en juillet 2025. C’est aussi dans cette perspective que nous avons créé les week-ends de performances Sur les bords, des temps festifs pluridisciplinaires, très ludiques, qui sortaient du cadre du théâtre pur et institutionnel.
Frédérique Ehrmann : Bien sûr que les directions précédentes ont aussi tissé des liens avec le territoire, mais peut-être que notre approche est légèrement différente. Il n’est pas question d’opposer les méthodes, mais de s’appuyer sur ce qui a été fait et d’imaginer de nouvelles façons de rassembler les gens, de porter des projets ensemble. C’est cette dynamique de co-construction avec les autres acteurs de la ville — comme le conservatoire de Gennevilliers, la Galerie Manet ou les espaces socio-culturels avec lesquels on programme l’itinérance — que nous avons souhaité, depuis sept ans maintenant, développer. L’idée est de trouver des espaces communs et de créer ainsi une dynamique communicative avec le public de proximité.
Daniel Jeanneteau : En effet, nous avons essayé de multiplier le plus de possible les raisons pour le public de venir au théâtre. Pour cela, il était important de considérer le lieu de manière plus large, plus complète et traversante. Nous avons la chance d’avoir de beaux espaces, notamment les terrasses végétalisées sur le toit où nous pouvons, aux beaux jours, accueillir du monde et propose d’autres activités créatives et artistiques en extérieur. Nous souhaitons aussi partager, quand cela est possible, les processus de création, les pratiques artistiques et les coulisses de certains projets pour permettre justement au public de voir au-delà du spectacle fini.
Quelles sont, justement, les entrées que vous privilégiez ?
Daniel Jeanneteau : C’est assez variable. Certaines sont moins opérantes que d’autres, mais dans l’ensemble, les retours sont plutôt bons, comme quand nous programmons des spectacles de danse avec le conservatoire Edgar-Varèse, souvent des pièces majeures du répertoire contemporain. Nous développons alors avec les artistes un travail de partage et de création pour les élèves du Conservatoire, qui fait l’objet d’une programmation en soirée double. L’idée est de pouvoir suivre le geste de création à travers un dialogue avec les chorégraphes ou les membres des équipes artistiques. Nous avons eu de beaux moments, comme quand nous avions convié François Chaignaud pour présenter Romances Inciertos, un autre Orlando et qu’il a créé en parallèle une œuvre pour les élèves du conservatoire. Ou encore quand les élèves ont travaillé sur D’après une histoire vraie de Christian Rizzo. C’est quelque chose que nous faisons une fois par an, mais qui permet de diversifier nos publics, de réunir les familles, les gens du territoire, les parisiens, les novices et les aficionados de la danse contemporaine.
Frédérique Ehrmann : D’ailleurs, nous avons pu constater que la meilleure façon de toucher le public de proximité, c’est à travers les enfants et les familles. Nous avons donc mis en place une programmation jeune public assez exigeante.
Quels sont les critères qui guident votre programmation dans ce domaine ?
Juliette Wagman : Le point de départ est toujours le processus artistique. On ne choisit pas tel ou tel artiste parce qu’il fait des projets familiaux. Il se trouve que parmi les artistes associés au T2G, il y a Jonathan Capdevielle, qui a créé Rémi, ou Alice Laloy, qui a revisité le mythe de Pinocchio. Ils et elles ont cette démarche-là, de s’essayer à ce type de spectacles sans que pour autant ce soit une fin. C’est pour nous essentiel et cela fait partie de notre marque de fabrique.
Et pour le reste de la programmation ?
Daniel Jeanneteau : C’est toujours assez complexe de répondre à cette question. Pascal Rambert, à qui j’ai succédé, avait une ligne éditoriale extrêmement claire, et toujours passionnante. Il ne programmait que des auteurs vivants mettant en scène leurs textes eux-mêmes. Cela donnait une programmation aventureuse reflétant au mieux l’état de la recherche contemporaine, mais cela restreignait tout de même un peu le champ des possibles. Nous avons préféré nous laisser porter au gré des rencontres, construire les saisons comme des ensembles où les formes et les propos dialoguent entre eux, se heurtent, se contredisent parfois, et constituent en cela le paysage de notre présent. Par conséquent, nous avons des saisons plutôt hétéroclites, traversées par toutes sortes de courants, mais agencées selon une certaine organicité.
Juliette Wagman : Ce ne sont pas non plus des familles artistiques. Je dirais, s’il fallait définir la programmation, quelque chose qui nous ressemble, aussi différent que nous le sommes tous les trois. Un peu comme dirait Montaigne : parce que c’est eux, parce que c’est nous. C’est lié à notre rapport au monde, aux rencontres que nous faisons, comme le disait Daniel. On s’attache aussi beaucoup à la nature du projet, par la nécessité vitale, profonde, qui le meut. Les artistes que nous programmons sont tous dans des recherches artistiques qui intègrent l’ensemble des dimensions théâtrales, formelles en quelque sorte. On attend et on espère que les artistes que l’on croise et que l’on accueille nous affectent, quitte à nous déranger.
Daniel Jeanneteau : En effet, cette notion est très importante, car elle nous oblige à sortir du cadre de l’institution. Cela a été le cas avec Mohamed Bourouissa, qui nous a régulièrement fait des propositions quasi impossibles à réaliser. Il nous a obligé à nous voir autrement, à prendre des risques. Et je pense que c’est ce qui peut nous arriver de mieux en tant que CDN : sortir de nos logiques de fonctionnement normées, administratives et techniques. La qualité que nous nous sommes donnés de développer, c’est l’écoute, le respect de la place de l’autre, et notre capacité de transformation. Notre plasticité, c’est ça le plus important, aussi bien en termes de choix esthétiques que de fonctionnement.
Êtes-vous attaché à une certaine fidélité ?
Daniel Jeanneteau : Bien évidemment. On suit des parcours. Cela ne veut pas dire qu’on s’engage systématiquement à soutenir tous les projets d’un artiste, mais il y a quand même cette volonté d’accompagner et de considérer que l’avenir d’un artiste, c’est un mouvement d’ensemble et pas seulement une pièce. Cela permet aussi de créer un lien particulier avec les spectateurs. Une personnalités comme Jonathan Capdevielle draine un certain public, plutôt jeune d’ailleurs. Nombreux ont découvert son travail en venant voir la première pièce que nous avons programmé de lui et sont revenus assidument voir les suivantes. On s’est un peu battus pour ne pas entrer dans les réseaux d’échanges entre institutions, tout en étant très attentifs et actifs pour permettre aussi aux artistes que nous soutenons d’avoir une visibilité plus large, de circuler. C’est un positionnement pas facile à défendre, et c’est pour cela que nous avons développé d’autres type d’associations que je qualifierais d’asymétriques. C’est le cas notamment avec le Festival d’Automne, avec qui le T2G a un lien très fort et très ancien et qui est partenaire de tous nos automnes, mais aussi avec l’Ircam ou le Centre culturel suisse, c’est-à-dire avec des institutions qui ne sont pas des théâtres. Cela nous permet de développer des activités différentes de ce que nous faisons habituellement et d’être engagés sur des actions croisées collectives. D’une certaine façon le fait d’être à Gennevilliers, au cœur d’une région très riche en théâtres où l’offre est pléthorique, nous permet cela. Nous pouvons développer librement une vraie spécificité. C’est une chance.
Il y a aussi dans votre programmation une dimension internationale ?
Juliette Wagman : Oui, cela s’inscrit d’ailleurs dans la continuité de ce que faisait Pascal Rambert. Depuis sept ans nous avons la même ambition internationale, avec un axe fort en direction de la scène artistique japonaise.
Daniel Jeanneteau : C’est lié à la fois à mon parcours personnel, marqué par une rencontre forte avec le pays et de nombreuses collaborations, et le fait que le T2G a été depuis longtemps identifié par les Japonais eux-mêmes comme l’une des scènes françaises privilégiées de la création japonaise contemporaine. Nous avons notamment été sollicité par la Fondation du Japon pour leur saison « Japonisme 2018 », à l’occasion de laquelle nous avons présenté quatre créations exceptionnelles, dont une qui a été conçue produite et créée par Hideto Iwai à Gennevilliers, avec des habitants de Gennevilliers. Cela a aussi été l’occasion d’accueillir pour la première fois Kuro Tanino, qui est aujourd’hui artiste associé.
Frédérique Ehrmann : Cette saison, nous programmons deux spectacles japonais. Celui qui ouvre la saison, Maître Obscur de Kurō Tanino [avec des interprètes francophones—ndlr], et Yoroboshi: The Weakling de Satoko Ichihara.
Quels sont les autres artistes présents cette saison ?
Frédérique Ehrmann : Nous poursuivons le dialogue de formes très différentes en accueillant entre autres Bless this mess de la chorégraphe Katerina Andréou, XIX ESCAPE GAME XXI, une performance d’Hortense Belhôte, Memory of Mankind de Marcus Lindeen et Marianne Ségol, Fusées, la nouvelle création jeune public de Jeanne Candel, Entre vos mains de Marc Lainé, qui est une installation autant qu’un spectacle et, plus tard dans la saison, une carte blanche à Marion Siéfert et Matthieu Bareyre, Dan Då Dan Dog, une pièce de Rasmus Lindberg mise en scène par Pascale Daniel-Lacombe, Toutes les villes détruites se ressemblent du collectif belge Nature II ou encore le collectif suisse Old Masters. Tous ces artistes, nous connaissons leur travail, nous les avons rencontrés artistiquement. Comme nous sommes trois à programmer, tous ont fait l’objet de discussions.
Comment définissez-vous le T2G aujourd’hui ?
Frédérique Ehrmann : Je dirais tout simplement que c’est un espace de discussion et de rencontres, entre nous trois déjà, mais aussi avec les artistes, le public et entre les œuvres que nous présentons.
Daniel Jeanneteau : Si je devais donner ma définition, je dirais que c’est un bon prototype pour ce que pourraient peut-être devenir les CDN à l’avenir. Je pense que nous avons quand même bien interrogé et secoué l’institution, au point qu’elle est arrivée à un certain point de souplesse, de plasticité que je trouve particulièrement intéressant. Mais il faudrait aller plus loin, il faudrait sans doute changer les choses plus radicalement. Enfin disons qu’avec le temps, en galérant pas mal avec le covid, en nous heurtant à des limites que nous avons fini par dépasser, je trouve que dans l’esprit de la programmation, dans l’esprit de rencontre qui est présent à tous les niveaux, il y a une forme de détente et d’ouverture qui habite profondément la maison. Nous avons encore du travail pour rendre le lien encore plus jovial, plus accueillant et aventureux, mais la maison est vivante, elle respire.
Juliette Wagman : Nous avons la chance que le T2G soit à Gennevilliers et qu’il soit d’une taille tout à fait humaine. Je dirais aussi que c’est un espace parfaitement implanté et intégré au territoire. Il fait partie de l’écosystème de la ville. Cela nous donne une vraie liberté.
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
T2G Théâtre de Gennevilliers – Centre Dramatique National
41, avenue des Grésillons 92230 Gennevilliers
Saison 2024 -2025 :
Maître obscur* Kurō Tanino — Bless this mess* Katerina Andreou – XIX ESCAPE GAME XXI Hortense Belhôte – Yoroboshi: The Weakling* Satoko Ichihara – Memory of Mankind* Marcus Lindeen, Marianne Ségol – Le Ring de Katharsy* Alice Laloy – Fusées Jeanne Candel – Entre vos mains Marc Lainé avec Bertrand Belin, Penda Diouf, Éric Minh Cuong Castaing, Alice Zeniter, Stephan Zimmerli – Dan Då Dan Dog Rasmus Lindberg, Pascale Daniel-Lacombe – La Maison de mon esprit Old Masters – Carte blanche Marion Siéfert et Matthieu Bareyre – La Gouineraie Rébecca Chaillon, Sandra Calderan – Toutes les villes détruites se ressemblent Nature II – Espèces d’espaces Georges Perec, Philippe Hurel, Alexis Forestier – Histoire(s) Décoloniale(s) Betty Tchomanga – Kermesse d’artistes 2e édition Mohamed Bourouissa, Mehdi Anede
* avec le Festival d’Automne