Quel est votre premier souvenir d’art vivant ?
C’était un concert d’été gratuit à Marseille, sur les pelouses des plages du Prado. Il y avait plusieurs groupes qui jouaient, mais je me souviens uniquement du moment où les Rita Mitsouko sont montés sur scène. C’était dingue. Catherine Ringer et Fred Chichin ont absolument retourné la foule présente et tout particulièrement les jeunes ados que nous étions. C’était mon premier concert. Je n’avais jamais écouté leur musique avant. J’étais plutôt Hip Hop, funk, soul, R’n’B. J’étais adolescent et c’est, je pense, la première fois que mes parents me laissaient sortir le soir avec des potes du collège. Je ne comprenais rien à ce qu’il m’arrivait, secoué par tous ces corps qui faisaient la fête grâce à un groupe de musique en live.
Quel a été le déclencheur qui vous a donné envie d’embrasser une carrière d’artiste ?
New York, New York, le film de Martin Scorsese. Plus particulièrement, la scène d’ouverture où les soldats américains fêtent la victoire des USA sur le Japon à grands coups de confettis et champagne. Puis cet enchainement de scènes entre Liza Minelli et Robert De Niro sont à couper le souffle, de liberté de jeu, d’échanges savoureux, drôles et pitoyables. Un pur bonheur. La musique également, les plans de caméra, c’est une réalisation hors cadre qui ne passerait pas sur les plateformes aujourd’hui. Des scènes et des plans longs qui prennent le temps de nous mettre dans l’ambiance de leur relation dans cette ville monstre. Je me suis dit qu’il fallait que je prenne des cours de théâtre pour apprendre à faire tout ça !
Qu’est-ce qui a fait que vous avez choisi d’être comédien, auteur et metteur en scène ?
J’avais plein de rêves en solitaire étant jeune, mais très peu de réflexion et de motivation personnelle pour les mener jusqu’au bout. Pendant pas mal de temps, je me suis dit que j’allais être basketteur, mais j’ai compris vers mes dix-huit ans que je ne le serai jamais — pas assez bon. Puis sociologue, prof de sport, journaliste. Je me suis retrouvé à vendre des baskets. Bref, tout ça pour dire que rien ne m’attirait vraiment. Mais cette grande errance m’a laissé du temps pour regarder beaucoup de films, de séries. Je ne lisais rien à l’époque. Je passais parfois des journées, des nuits dans des salles de cinéma. Je me faisais des marathons. C’était ça dans les années 90. On n’avait pas les ordis dans le lit et pas d’ordis tout court. Mais en voyant New York, New York dont je parlais plus haut, je me suis tout de suite dit qu’il fallait que je prenne des cours de théâtre pour jouer comme De Niro. Je n’avais pas du tout envie de passer des castings — peut-être l’intuition qui m’a le plus aidé depuis. C’est donc ce chemin-là de réflexion — longue, très longue — qui m’a amené à choisir la navigation entre l’interprétation, l’écriture et la mise en scène. Même si depuis quelques années j’ai mis de côté la mise en scène pour me consacrer aux deux autres. C’est déjà beaucoup. Pour l’écriture, le déclencheur a été de ne pas trouver dans la littérature théâtrale des histoires qui parlent d’où je viens et des histoires surtout qui pourraient toucher ma famille et mes amis de Marseille, pour qui le théâtre n’est pas du tout une priorité, pour le dire gentiment.
Le premier spectacle auquel vous avez participé et quel souvenir en retenez-vous ?
En 2002, La Cuisine d’Arnold Wesker dans la mise en scène de Jean-Louis Martin Barbaz qui était mon professeur et directeur d’école. Je suis rentré au Studio Théâtre d’Asnières comme élève en 2001. Pendant ma première année de formation, j’ai eu la chance de faire partie de l’énorme distribution de ce spectacle. Nous étions trente sur scène. Donc j’allais en cours et je prenais du temps de jeu avec une équipe de pros que je regardais et avec qui je jouais en répétitions, puis en représentations. Je jouais un rôle avec peu de texte mais j’étais tellement heureux car je passais pratiquement 2h30 sur le plateau à vivre, à respirer, à être disponible et autonome en tant qu’interprète sans la pression d’un rôle à grosses responsabilités dans l’histoire. Je faisais la plonge, j’essuyais, comptais, rangeais les assiettes, les verres, je prenais de la fumée dans les narines, je passais la serpillière mais j’ai tellement appris. J’arrivais à peine à Paris dans le métier avec mon fort accent marseillais que j’avais du mal à maîtriser à ce moment-là, cette expérience m’a donné du temps de jeu et de la confiance sur ma capacité à traverser une histoire avec une équipe. Comme dans un match. Puis je me souviens qu’on transpirait beaucoup. Comme dans un match. J’ai donc eu la sensation que le théâtre m’apportait autant que le sport. J’ai senti que j’étais à ma place.
Votre plus grand coup de cœur scénique ?
C’est dur. Il y en a plusieurs. Mais si je dois faire un choix pour ici, le spectacle qui reste gravé dans mes cellules est Tambours Battants d’Arne Sierens, que j’ai vu au théâtre de la Bastille en 2005 il me semble. Je ne vous raconte même pas l’état de mon t-shirt à la fin de ce spectacle. Trempé jusqu’aux os j’étais. En transe. Il y avait l’histoire évidemment. Mais tout. La musique, un groupe rock en live. Avec la batterie comme élément de base car cet instrument était au cœur de l’histoire. Et le jeu des acteurs et actrices ! Eux aussi étaient trempés. C’était total !
Mais je ne peux pas m’empêcher de dire que j’ai été aussi totalement fasciné par Médée mise en scène par Déborah Warner à Chaillot avec l’immense Fiona Shaw, la création d’Incendies de Wajdi Mouawad [au Théâtre 71 Malakoff en 2005], par Thieste de Simon Stone, le travail de la Cie de danse-théâtre hollandaise T.R.A.S.H. et plus récemment, One Song de Miet Warlop ! Il y a en a tellement !
Quelles sont vos plus belles rencontres ?
En CE1, un intervenant dont je n’ai malheureusement plus le nom, qui venait nous apprendre à jouer aux échecs. Je m’en souviendrai toute ma vie. Puis, tellement de personnes avec qui j’ai joué au basket pendant plusieurs années et qui m’ont transmis la rigueur, la discipline et le plaisir du jeu. Et ces dernières années, Aurélie Van Den Daele [metteuse en scène et directrice du Théâtre de l’Union, CDN du Limousin] ainsi que Caroline Marcilhac [directrice de Théâtre Ouvert] : elles m’ont énormément aidé à assumer mon écriture et me déployer dans le jeu sur plusieurs spectacles.
En quoi votre métier est essentiel à votre équilibre ?
Je dirais surtout qu’aujourd’hui jouer et écrire m’aident à transformer beaucoup de colère en poésie. D’en faire une arme miraculeuse, comme dirait Aimé Césaire. D’être aux aguets, à l’affût de tout ce qui se passe, d’être disponible au monde au maximum. Également de me remettre en question en tant qu’être humain et artiste lorsque je rencontre de nouvelles personnes.
Qu’est-ce qui vous inspire ?
La rue, les espaces, les autres, tous les autres. Les vivants et vivantes. Pas uniquement les homo sapiens. J’ai grandi dans des barres HLM donc dans une grande connaissance du béton et des odeurs de la misère. Heureusement qu’il y avait la mer pas trop loin. Petit à petit, je m’habitue à la verdure. Et quand je regarde, je sens cette verdure, je ne peux pas m’empêcher d’être très en colère contre un système qui a fait du béton son crédo et du pillage en règle de la biodiversité son quotidien. Donc la colère, forcément, se révèle une source d’inspiration. D’autant qu’en grandissant, on arrive à jouer avec elle pour la charger de poésie. Puis une inspiration profonde depuis enfant pour les immigrés de France, ma famille algérienne et puis toutes les nationalités des quartiers. Puis nous, enfants d’immigrés qui habitent mes textes en ce moment.
De quel ordre est votre rapport à la scène ?
Il n’y a pas à dire, c’est l’effort, l’effort physique. La transpiration. La vibration de la transpiration. La connexion commune à travers la transpiration. L’engagement de la transpiration. Le maillot ou la chemise, tout est trempé. La transpiration est politique et poétique. Un effort de tous les instants pour ne pas être complaisant ou dans l’entre-soi. C’est aussi clairement un endroit qui permet le rassemblement. Qui permet de ne pas être seul.
À quel endroit de votre chair, de votre corps, situez-vous votre désir de faire votre métier ?
Les pieds. D’ailleurs, je les masse souvent mais pas assez. Ils me portent tous les jours. Je pourrais même dire plus largement les jambes. J’ai une grande fascination pour les appuis au sol. Je pense souvent à ça quand je travaille ou quand je vois d’autres artistes travailler. Comment ils et elles bougent. Comment les jambes et le haut du corps suit ou pas. C’est hyper beau de regarder ça.
Avec quels autres artistes aimeriez-vous travailler ?
J’aimerais tellement jouer avec tous les artistes québécois avec qui j’ai passé du temps pendant les trois festivals du Jamais Lu auxquels j’ai participé. J’aimerais beaucoup jouer avec Catherine Vidal qui est metteuse en scène et vient de prendre la direction du Quat’sous à Montréal !
J’aimerais énormément retravailler avec Adama Diop, mais un peu plus longtemps et jusqu’au bout d’un projet. J’ai eu la chance de le connaitre car il devait jouer dans une de mes pièces, Babacar, mais quelques temps avant la création il a été pris par Julien Gosselin sur 2666. Je ne pouvais pas rivaliser, hein ? Alors cette fois-ci, ce serait jouer avec lui. Ce serait foufou cette affaire ! Si tu lis ça Adama, tu vas rire frérot ! Mais pourquoi pas ? Je crois qu’on a beaucoup de choses à raconter ensemble !
J’aimerais aussi tellement jouer avec Miet Warlop. J’ai découvert son One Song au Festival d’Avignon en 2022, énorme claque !
Puis rapper avec Kae Tempest et Little Simz, franchement on pourrait faire des cross anglais français ensemble. Ce serait dingue ! Et pourquoi pas jouer dans une série ou film avec Michaela Coel et Paapa Essiedu. Enfin, j’aurais tellement voulu travailler avec Abdelkader Alloula, Kateb Yacine et Marcel Pagnol. Bon bref, la liste est longue !
À quel projet fou aimeriez-vous participer ?
Je crois que théâtralement, j’ai eu la chance et je l’ai encore, de participer à des projets fous comme 1200 Tours que je termine d’écrire en ce moment. Mais je crois qu’ici j’aimerais parler de cinéma mais complètement fou. J’aimerais bien participer en tant qu’interprète à un projet de film complètement fou comme Victoria, du réalisateur allemand Sebastian Schipper. Un plan séquence de plus de 2h30 dans Berlin entre quatre et sept heures du matin. J’avoue que ça, ce serait incroyable.
Si votre vie était une œuvre, quelle serait-elle ?
To be or not to be d’Ernst Lubitsch. Déjà parce que c’est mon top one dans tous les films du monde entier. Puis parce qu’il y a tout dans ce film : la comédie, l’engagement politique, la révolte, la naïveté, la lutte et l’espoir.
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Graitan d’Amore
Lieux communs de Baptiste Amann
Création le 4 juillet 2024 au Festival d’Avignon
Durée 2h30
Tournée
24 septembre au 10 octobre 2024 au Théâtre Public de Montreuil, Centre dramatique national
16 et 17 octobre 2024 au Zef, Scène nationale de Marseille
27 au 29 novembre 2024 à La Comédie de Béthune, Centre dramatique national
5 au 8 février 2025 au Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine
13 et 14 février 2025 au Théâtre de l’Union, Centre dramatique national du Limousin, Limoges
18 au 21 février 2025 à La Comédie de Saint-Étienne, Centre dramatique national
mise en scène de Baptiste Amann assisté de Balthazar Monge, Max Unbekandt
Avec Océane Caïraty, Alexandra Castellon, Charlotte Issaly, Sidney Ali Mehelleb, Caroline Menon-Bertheux, Yohann Pisiou, Samuel Réhault, Pascal Sangla
Scénographie et lumière de Florent Jacob
Son de Léon Blomme
Costumes d’Estelle Couturier-Chatellain, Marine Peyraud
Collaboration artistique – Amélie Énon
Régie générale – Philippe Couturier , Régie plateau – François Duguest – Régie lumière Clarisse Bernez-Cambot Labarta – Régie son Léon Blomme
1200 Tours • Cycle 1 de Sidney Ali Mehelleb
Théâtre de l’Union
Du 4 au 9 mars 2024
Durée 3h20 avec entracte
Tournée
7 novembre 2024 au Préau – CDN de Vire(14)
4 décembre 2024 à la Scène Nationale d’Angoulême (16)
9 et 10 janvier 205 au Méta – CDN de Poitiers(86)
22 et 23 janvier 2025 au Théâtre de l’Union – CDN du Limousin, Limoges (87)
11 et 12 février 2025 à L’Empreinte – Scène Nationale de Brive et Tulle (19)
3 et 4 avril 2025 à la Comédie de Colmar – CDN Grand Est Alsace (68)
Mise en scène Aurélie Van Den Daele
Collaboration artistique Mara Bijeljac
Scénoraphie, lumières et vidéo INVIVO Julien Dubuc
Création sonore INVIVO Grégoire Durrande
Costumes Elisabeth Cerqueira
Avec Adelaide Bigot, Grégory Corre, Grégory Fernandes, Coline Kuentz, Julie Le Lagadec, Benicia Makengele, Fatima Soualhia Manet, Adil Mekki, Sidney Ali Mehelleb -fin de distribution en cours-