C’est parce que la Suisse est un petit pays entouré de montagnes que l’on cherche à s’en échapper ?
Samuel Labarthe : De Genève, oui ! Parce que Genève est encaissé entre les montagnes. Il y a le Jura d’un côté, les Alpes de l’autre, les Voirons, le Salève. En tout cas il y en a eu trois qui ont décidé de partir voyager de là-bas. Une des premières, c’est Isabelle Eberhardt, qui a été séduite par l’orientalisme. Partie de Marseille pour connaître la vie en Tunisie et en Algérie, elle meurt à vingt-sept ans à Alger. Convertie à l’Islam, parlant parfaitement l’arabe, elle avait une vraie connaissance de ces contrées. Il y a Ella Maillart. Née sur les bords du lac de Genève, au Creux de Genthod, elle est allé partout. Elle avait déjà fait les routes que Nicolas Bouvier va emprunter, celles de la soie, celles vers l’Inde, la Manchourie… Je pense qu’au-delà des atlas que lui-même déchiffrait, entre dix et treize ans, Bouvier avait déjà des lectures de récits d’aventuriers, de voyageurs. Plus grand, il a certainement lu les ouvrages de cette exploratrice ! Forcément, ça l’a fait rêver. Il l’a rencontrée ensuite. Elle lui a donné comme simple conseil : « Là où il y a des hommes, vous pourrez vivre ».
On peut dire qu’il y a une grande tradition de voyageur en Suisse ?
Samuel Labarthe : On a aussi de grands navigateurs ! On rit beaucoup de la marine suisse. Or, ceux qui arrivent à naviguer et à gagner des régates sur le lac Léman sont très bons. Il y a des courants et des vents contraires ! C’est très fin comme navigation. D’ailleurs, Ella Maillart a commencé comme navigatrice. C’est une des premières femmes, si ce n’est la première, qui est partie avec sa copine, l’écrivaine Hermine de Saussure, qui n’est autre que la maman de Delphine Seyrig. Habillées en mecs, elles ont relié Marseille à la Corse en bateau de plaisance. Dans les années 1920, c’était complètement fou ! Donc oui, il y a effectivement une petite tradition de voyageurs. Soit, en alpiniste chevronné, on va tout en haut des montagnes pour voir ce qu’il y a de l’autre côté. Soit on prend les routes et on va voir ce qui se passe derrière. Et comme la terre est ronde, ça ne s’arrête jamais.
À l’époque de Nicolas Bouvier, dans le début des années 1950, voyager signifiait encore faire un sacré périple. C’est l’aventurier qui vous a séduit ?
Samuel Labarthe : En 1953, c’est sûr que le monde est encore vierge du tourisme de masse, des vols charter, des hôtels Sheraton identiques sur tout le globe. Comme il n’y a pas de vols en avion, les distances sont alors beaucoup plus longues. Partir avec une sorte de Fiat 500 des années 1940 toute rafistolée, une voiture chargée de bagages – une guitare, un accordéon, entre autres – , de cigarettes et d’alcool, de guitares, d’accordéon. Oui, il faut être aventurier.
Bouvier est un aventurier à la Kessel…
Samuel Labarthe : Oui, Kessel, Saint-Ex… Il y avait encore des territoires énormes à découvrir. Ce sont aussi des gens qui partaient avec un projet… Bouvier est parti avec le projet de rapporter le livre, celui du Monde, à savoir un livre complet avec un traité de mécanique, de santé, de géopolitique, d’histoire. C’est un peu comme si Diderot et d’Alembert étaient partis en Fiat 500 pour rapporter le maximum d’informations.
Parce qu’il n’est pas parti seul, mais avec un copain, le peintre et illustrateur, Thierry Vernet…
Samuel Labarthe : Et c’est là, où c’est très beau. Ce voyage n’aurait pas existé s’il n’y avait pas, au départ, un désir commun de s’accompagner dans un périple complètement fou. Ils quittent la fac avec deux ans devant eux et quatre mois d’argent de poche. Il n’y avait pas de téléphone, de satellites, et donc de portail ! Ils ont des postes restantes, dans les délégations, souvent très éloignées. Ils ont dû gagner leur vie, Bouvier en écrivant des articles pour les journaux locaux, en donnant des conférences et Vernet en faisant ce qu’il savait faire, à savoir des dessins, des tableaux. C’est d’abord une amitié. Le livre s’ouvre sur une lettre et se ferme sur une autre lettre de Thierry.
Ils sont deux, mais sur scène vous faites un voyage solitaire, pourquoi ce choix ?
Samuel Labarthe : La présence de Thierry n’existe qu’à travers ce que raconte Nicolas Bouvier de leur périple. Ce récit est accompagné des dessins de Thierry Vernet. Ils sont reproduits dans le spectacle et donc ils m’accompagnent aussi. À travers ses dessins, ses croquis, on voit sa vision du voyage. Nicolas le dit : « Il m’a appris à voir les nuances de la lumière, les différentes teintes, à regarder avec un œil neuf les choses, avec un regard de peintre ». Bouvier est rentré avec des photos, mais aussi avec des sons, parce qu’il est parti avec un des premiers Nagras qui était un prototype encore à l’époque. Avec Thierry, ils adoraient la musique tzigane. Nicolas a retranscrit sur un cahier — que j’ai à la maison, d’ailleurs — toutes les musiques tziganes qu’ils jouaient ensuite à l’accordéon. C’était complètement fou. Ce qui me fascine absolument, c’est qu’ils étaient deux freluquets de vingt-quatre, vingt-six ans, absolument pas taillés physiquement pour de telles aventures, mais durs à la douleur et endurants ! Ils ont failli perdre la vie, sont tombés malades, je ne sais pas combien de fois : il y a eu la grâce sur ce voyage qu’ils ont finalement refait toute leur vie dans leur tête.
Comment avez-vous fait votre propre chemin dans le livre de Bouvier ?
Samuel Labarthe : Cela fait partie des paris fous, parce qu’effectivement ce voyage fait 350 pages et le spectacle dure 1h10 ! Il y a énormément d’étapes. Comme cela est réduit à une portion concentrée, cela donne une forme de reader’s digest du livre. Évidemment, on rate plein de choses. Mais j’avais envie que l’on garde au moins cinq éléments du voyage, les principales étapes. À savoir, l’amitié qu’il y a effectivement entre Nicolas et Thierry. L’humour qui est très présent dans ce récit. Même si ce qu’ils traversent est dur, il y a toujours un petit œil qui se moque un peu de la situation et qui rigolent de la cocasserie de la situation, du genre « mais dans quelle merde on s’est foutus ? » La musique tzigane, qui est vraiment le fil rouge. La musique, en règle générale, est un moyen d’aller vers l’autre. Sans oublier, les moments de poésie philosophique, presque mystique, qui sont des illuminations. Ils sont, pour moi, la façon dont Bouvier arrive à exprimer des choses sur lesquels nous ne mettons pas de mots. Cette zone de silence qui s’installe lorsque l’on est sidéré par la beauté d’un lieu et que, manquant de mot, l’on reste bouche bée ! Lui, il met des mots. Il a mis dix ans à trouver le mot juste qui pouvait décrire des impressions : un lever de soleil, les yeux phosphorescents, des renards… On se retrouve tous dedans, c’est complètement universel, c’est ça qui est beau.
Les mots aussi permettent de voyager. Dans ce spectacle, on part avec vous sur leurs pas…
Samuel Labarthe : Effectivement, c’est une façon de prendre des gens et de les emmener en voyage. L’évocation est presque plus forte que le voyage en lui-même. Et puis l’empreinte carbone est quand même beaucoup plus faible ! Et l’on est sûr d’arriver à l’heure ! C’est vrai que je me rends compte de la puissance de l’évocation d’un voyage parce que les gens adorent être pris par la main et être emmenés. C’est le monde de l’enfance qui reprend. « Raconte-moi une histoire ! » Quand j’ai commencé à lire, je me souviens, c’était Jules Verne, des récits de pirates, Jack London, des choses qui nous emmenaient très, très loin. Et on retrouve ça dans le spectacle.
Qu’est-ce qui vous séduit dans l’exercice du seul-en-scène ? Parce que vous l’avez déjà fait avec Soie de Baricco, mis en scène par Christophe Lidon, qui se passait déjà sur ces fameuses routes lointaines…
Samuel Labarthe : C’est presque la même ! Il n’y a pas longtemps, je me suis dit que c’était quand même curieux que les deux seuls sur scène portent sur un voyage qui va dans la même direction, de l’Ouest à l’Est. Pourquoi ? C’est un hasard total. C’est vrai qu’il y a eu une vie avant et après Soie. Être seul sur scène, c’est un gouffre qui s’ouvre à ses pieds. Je n’avais qu’une peur, avoir le trou, parce que personne ne va vous rattraper. On tombe, quoi. Et ça, c’est assez terrible. On a aussi le sentiment que l’attention des gens ne va pas tenir pendant 1h10, parce que cela demande un gros effort quand même ! C’est un petit peu une montée en solitaire. C’est une bonne petite rando et il faut avoir sa gourde derrière le banc. Il faut être prêt. C’est un petit défi chaque soir. Dans soie, je faisais plein de personnages avec des costumes, il y avait beaucoup plus d’artifices. Là, c’est nu, il n’y a rien — à part, effectivement, quelques images travaillées, des impressions de voyages, des dessins, mais qui ne sont pas illustratifs du tout, qui sont comme des fragments de mémoire qui surgissent. Les gens vont vivre le voyage à travers l’acteur. Par la parole mais aussi par la manière dont je vais faire passer mon émerveillement.
Ce grand voyage en solitaire qui dure déjà depuis maintenant un peu plus d’un an, que va-t-il se passer après ?
Samuel Labarthe : Comme pour ces grands navigateurs et ces grands explorateurs, il faut revenir sur la terre à chaque fois. Il faut laisser le temps pour que la page redevienne blanche. Il y a des projets, mais j’ai comme rêve ultime de faire la trilogie de cet auteur. On est déjà en train de travailler sur l’adaptation du Poisson Scorpion que l’on va répéter en Suisse l’année prochaine. En même temps, on présentera à nouveau L’usage du monde. Là-bas comme ici d’ailleurs, le spectacle a eu un tel succès qu’on le redemande. L’idée est d’arriver ensuite aux Chroniques japonaises, le troisième et dernier volet de ce grand périple. L’idée est d’un jour proposer l’intégralité de ces récits, pour ceux qui voudront voir les trois spectacles. C’est ce genre de défi qu’on se donne en disant : tiens allez, trois fois 1h10, pourquoi pas !
Propos recueillis par Marie-Céline Nivière
L’usage du monde de Nicolas Bouvier
Théâtre de Poche-Montparnasse
75 boulevard du Montparnasse
75006 Paris.
Reprise du 5 septembre 17 novembre 2024
Création en janvier 2023.
Durée 1h10.