Sur le plateau, des restes de fête d’anniversaire. Quelques verres éparpillés et des bouteilles posées çà et là. Des tables, des chaises faisant plus penser à un mobilier de cantine qu’à celui d’une demeure bourgeoise. Pourtant, le parquet au sol, les murs blanc immaculés sur lesquels d’immenses tableaux sont accrochés laissent imaginer la splendeur d’antan de salles de musée où seraient exposées des œuvres évoquant le passé. Le contraste est saisissant entre la vie d’avant, celle rêvée et celle d’aujourd’hui. Olga (Marie-Sophie Ferdane), Macha (Elsa Guedj), Irina (Camille Rutherford) et le petit frère Andreï (Alexandre Steiger) peuplent tels des spectres cette maison familiale. Au bord du précipice, face à la vacuité d’un monde avec lequel ils n’arrivent pas à être en phase, tous cherchent une raison à l’existence.
Les spectres de Tchekhov
Tous les personnages des Trois Sœurs sont là, ou presque. Peu manquent à l’appel. Ils sont peu ou prou modelés dans le même moule. Loin des plaines russes, c’est en Allemagne que se situe l’action. Dans un bled paumé, là où, comme le dit Olga, il n’y a pas âme qui vive avec qui on peut échanger, parler d’art, de littérature. Tout est similaire et pourtant très différent. « C’est d’ailleurs, ce qui m’a plu dans la pièce de Rebekka Kricheldorf, explique Marcial Di Fonzo Bo. Elle s’inspire de l’œuvre de Tchekhov, mais n’essaie pas de l’adapter au présent, bien au contraire. Elle imagine plutôt une sorte de dialogue avec l’auteur russe. Chacun à leur manière, à 114 ans d’écart, pressente les changements à venir. En 1901, Tchekhov observe les toutes premières prémices de la Révolution bolchévique. En 2015, Rebekka Kricheldorf sent advenir les changements en profondeur du monde, le repli sur soi, la peur de l’autre, les conflits qui couvent. »
Le parallèle est frappant. Les enjeux sont légèrement différents, les histoires aussi, mais il est toujours question du devenir de l’homme. Les deux questionnent l’amour, l’engagement, le travail, l’argent, la science, l’ennui, le futur, etc., et croquent leurs contemporains avec la même acuité pour en brosser un portrait critique et caustique. Les répliques fusent. L’amour sororal et fraternel n’est jamais loin de l’aigreur, de l’inimitié. Comment se comprendre, quand on est aussi différent ? Cherchant à mettre en exergue cette humanité plurielle et multiple, le metteur en scène joue des contrastes : un intérieur froid, des êtres humains bouillonnants. S’intéressant autant à la mise en espace, tous les déplacements sont minutieusement répétés, qu’à la direction d’acteur, il fait feu de tout bois.
Une plume, un style
C’est d’autant plus important qu’en s’attaquant à cette œuvre, il fait à pas feutrés une incursion vers les classiques. « J’ai toujours monté des auteurs contemporains, j’ai besoin de dialoguer avec eux. Depuis longtemps, j’ai une passion pour le théâtre russe et je suis très gourmand de l’œuvre de Tchekhov. Alors monter Dolorosa de Rebekka Kricheldorf est une manière un peu détournée de m’y frotter. Et puis j’ai aimé sa plume, son style. C’est une autrice prodigieuse. Elle se sert de la trame de la pièce originale, rythmée ici par les anniversaires de la plus jeune des sœurs, pour développer les personnalités de chacun. Elle les cisèle, leur donne du corps. Ils sont tous très complexes, hauts en couleur, parfois méchants, un peu mesquins, mais aussi terriblement lucides et drôles. »
Se relever les manches
La première est dans quelques jours, les répétitions vont bon train. La troupe est en plein raccord. La technique dans la salle, les comédiens sur les planches, Marcial Di Fonzo Bo, bonnet sur la tête, manches de pull légèrement relevées, passe d’un espace à l’autre. Il a besoin de sentir les choses, d’être dans le tangible. Au contact de ses interprètes, ils cherchent autant à les guider qu’à comprendre les détails qui coincent encore. Il y a entre eux une belle complicité.
C’est d’autant plus fascinant, qu’ils n’ont jamais travaillé ensemble, sauf avec Jean-Christophe Folly, qui incarne l’ami, le philosophe. « Ils sont très différents, c’est ce qui m’intéressait. Quand je suis arrivé ici à Angers et que j’ai commencé à travailler sur ce projet, j’avais envie de changement. J’aimais bien cette idée de renouveler un peu mes collaborations et de travailler avec des acteurs et actrices que j’admirais mais sans les connaitre au plateau. Je trouve que c’est toujours intéressant de se remettre en cause. Cela permet d’avancer et d’évoluer. »
À l’écoute de l’autre
Toujours de bonne humeur, le metteur en scène est sur tous les fronts. Une musique trop forte, un accessoire mal placé, un clair-obscur pas assez prononcé, il a l’œil partout. Répétant l’un des moments où les trois sœurs, entre confidences et demi-vérités, confrontent leurs points de vue, afin de trouver le ton juste, il est attentif à la moindre inflexion. La scène ne fonctionne pas tout à fait. Il manque un petit truc. Ensemble, avec ses comédiennes, il s’attèle à débloquer les nœuds qui les empêchent d’avancer. Le dialogue et l’écoute sont primordiales.
En arrière-plan, Alexandre Steiger au synthé et Jean-Christophe Folly à la guitare jouent une musique d’ambiance. À l’avant, Elsa Guedj, Camille Rutherford et Marie-Sophie Ferdane cherchent leurs marques. Dans quelques minutes, ils vont tenter un filage, un bout à bout. L’essentiel est là. Chacun connaît sa partition. C’est le moment des derniers ajustements, des dernières coupes de texte pour affiner le spectacle, lui donner tout sa verve, sa force dramaturgique. Les dialogues s’enchainent la mise en scène se resserre. le dernier personnage de la pièce, interprété par Juliet Doucet, apparaît enfin. Elle est tout ce que les autres ne sont pas : une fille du peuple. S’il est temps de refermer le voile, de laisser les artistes dans l’intimité du processus créatif, les tableaux vus donnent l’eau à la bouche. Rendez-vous dans une poignée de jours pour découvrir la fresque dans son entièreté. Une belle promesse est au rendez-vous.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Dolorosa, trois anniversaires ratés de Rebekka Kricheldorf
Le Quai – CDN Angers Pays de la Loire
Cale de la savatte
49100 Angers
création du 1er au 4 octobre 2024
durée 2h environ
Tournée
6 au 8 novembre 2024 au TnBA – Théâtre national Bordeaux Aquitaine
25 au 28 février 2025 au Quai CDN Angers Pays de la Loire
5 au 15 mars 2025 au Théâtre du Rond-Point, Paris
19 au 27 mars 2025 au Théâtre National de Bretagne, Rennes
Mise en scène de Marcial Di Fonzo Bo assisté de Margot Madec
avec Juliet Doucet, Marie-Sophie Ferdane, Jean-Christophe Folly, Elsa Guedj, Camille Rutherford, Alexandre Steiger
Traduction de Leyla-Claire Rabih, Frank Weigand, et André Markowicz, Françoise Morvan pour les passages d’Anton Tchekhov
Scénographie de Catherine Rankl
Dramaturgie de Guillermo Pisani
Musique d’Étienne Bonhomme
Costumes de Fanny Brouste
Lumières de Bruno Marsol
Conseil à la distribution – Richard Rousseau
Régie technique – Olivier Blouineau, Rachel Brossier, Jean-Philippe Geindreau, François Mussillon
Réalisation du décor – Ateliers de décors de la Ville d’Angers