Il y a des textes qui marquent une vie, fascinent et saisissent par leur puissance littéraire. Ils ne se dévoilent pas au premier regard, ils se laissent désirer, cherchent le moment idéal de vous saisir et vous ensorceler. Les Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos sont de ce bois-là, précieux, incandescent autant que diabolique. Dressant le portrait de cette société de la fin du XVIIIe siècle, qui, à l’orée de Révolution française, est prête à vaciller, ce roman épistolaire, composé de 175 lettres, est un bijou de perfection, un brûlot sans pareil. Dévoilant les coulisses d’un monde où tout n’est qu’apparence, il met face à face, dans un combat déloyal et diabolique, le vice et la vertu.
Un pari audacieux
S’en emparer n’est clairement pas une mince affaire. Certains s’y sont brûlé les ailes, comme Christine Letailleur en 2016 au Théâtre de la Ville, d’autres y ont excellé, comme Vadim en 1959, Miloš Forman en 1989 ou Roger Kumble en 1999. Mais c’est clairement l’adaptation de Stephen Fears en 1988 qui reste gravée à jamais dans les mémoires, tant le couple formé à l’écran par Glenn Close et John Malkovich incarne pour la postérité une Merteuil d’une rare perfidie et un Valmont outrageusement pervers.
Sans cabotinage ni ostentation, évitant les écueils de la trivialité et d’un trop grand lissage pour convenir aux normes de nos sociétés occidentales de plus en pudibondes, Arnaud Denis relève la gageure de donner corps au roman culte et de passer après un film tout aussi culte. Avec ingéniosité et audace, il tranche dans le vif et resserre l’intrigue. À peine remanié, le texte de Laclos fait mouche. Sur le fil du rasoir entre rires et larmes, la mise en scène est réglée comme du papier à musique. Des notes de La Sarabande de Haendel aux éclairages soignés de Denis Koransky, tout concourt à embarquer le spectateur dans les arcanes du libertinage et de la rouerie. L’effet est immédiat. C’est dans les alcôves que la pudeur se frotte au stupre, que les apparences finissent par tomber les masques et que les vrais visages apparaissent en pleine lumière.
Une distribution aux petits oignons
L’autre défi, et pas des moindres, c’est trouver le bon casting. Qui pour incarner une Merteuil, un Valmont, une Tourvel ou une Volanges, sans tomber dans la mièvrerie, le contresens ou la caricature ? Là aussi, Arnaud Denis fait du sur-mesure. En confiant à Delphine Depardieu le rôle de la Marquise, il ne s’y est pas trompé. Elle est tout simplement excellente. Drôle, spirituelle et effroyablement machiavélique, elle irradie le plateau. Face à elle, Valentin de Carbonières troque sa « bogosse attitude » pour un jeu des plus troubles. En Vicomte séducteur puis séduit, conquérant puis vaincu, il est prodigieux.
Le reste de la troupe est au diapason. Salomé Villiers est lumineuse puis fiévreuse en présidente pieuse qui finit par céder aux sirènes de la dévorante passion. La jeune Marjorie Dubus, avec ses faux airs d’Ophélia Kolb, a tout de la jolie ingénue qui finira par naïveté à se laisser prendre au jeu de l’amour et du sexe. Enfin, en tante chaperonne, Michèle André est tout simplement mémorable.
Sans jamais rien perdre du sens de la répartie qui fait le sel de l’œuvre de Laclos, tous contribuent à la belle réussite de ses Liaisons dangereuses. De l’assassin « ce n’est pas ma faute » au deux mots qui signent la perte des deux anciens amants Merteuil et Valmont — La Guerre —, tout est respecté à la lettre et laisse le public exsangue par K.O. Bravo !
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial de Rennes
Les Liaisons dangereuses d’après Choderlos de Laclos
Comédie des Champs-Élysées
15, av Montaigne
75008 Paris
À partir du 20 septembre 2024, du mercredi au samedi 21h, dimanche à 16h
durée 1h45
Adaptation et Mise en scène d’Arnaud Denis
avec Delphine Depardieu, Valentin de Carbonières, Salomé Villiers, Michèle André, Pierre Devaux, Marjorie Dubus et Guillaume de Saint-Sernin
Collaboration artistique – Georges Vauraz
Décors de Jean-Michel Adam
Costumes de David Belugou
Lumières de Denis Koransky
Musique de Bernard Vallery