Le metteur en scène, musicien et compositeur Roland Auzet se définit comme un « écrivain de plateau ». Dans D’habitude on supporte l’inévitable, l’artiste avait réinventé Hedda Gabler de Ibsen. Pour La Solitude des champs de coton de Koltès, il avait pris le parti de faire dialoguer deux comédiennes. Il avait « suspendu » Irène Jacob dans les airs pour faire entendre La Voix humaine de Cocteau. S’interrogeant sur le monde, plus récemment, il s’est intéressé à L’Europe, à la Chine (Adieu la mélancolie). Avec Le Mage du Kremlin, son regard d’artiste se tourne vers la Russie. Celle de l’après soviétisme qui finira par donner le pouvoir à un pur produit du KGB.
Une histoire dense et complexe
Le franco-suisse-italien Guiliano da Empoli est un spécialiste de la politique. Après avoir écrit de nombreux essais, il est devenu romancier avec cet ouvrage. C’est l’un des protagonistes de l’ascension de Poutine au pouvoir, sorte de Raspoutine des temps modernes, Vladislas Sourkov, qui lui donne la matière de cette fiction-réalité. Dans le roman, il devient un personnage fictif, Vadim Baranov, issu du théâtre d’avant-garde et incarné ici par le très tchekhovien Philippe Girard. La pièce s’ouvre sur une grande fête, entre apparatchiks et jet-setteurs, qui indique la chute de cette éminence grise.
Arrive un jeune journaliste (Stanislas Roquette), qui souhaite faire le portrait de cet homme de l’ombre, ainsi qu’une analyse de la société et du monde politique russe. En se racontant, Baranov donne un « petit cours » sur l’histoire de la Russie, dévoile les coulisses de l’ascension de Poutine (troublant Andranic Manet), quelques traits de sa personnalité ainsi que la responsabilité des oligarques dans son élévation à la tête de l’état. Ces fameux hommes du pouvoir, comme Boris Berezovsky (formidable Hervé Pierre), qui ne savaient comment, après les dérives post-perestroïka, reprendre le pays en main. « [Les Russes] avaient grandi dans une patrie et se retrouvaient soudain dans un supermarché ». Il fallait asseoir une nouvelle autorité ! Ont-ils fait le bon choix ?
Les lendemains ne sont pas prêts de chanter !
Elle est complexe, l’histoire de la Russie, notamment celle d’avant la Révolution bolchévique, de l’Union Soviétique et de la Russie nouvelle. Ce texte écrit en 2021 est sorti, pour cause de pandémie, qu’en 2022. L’auteur le dit lui-même : « J’ai pu entrer dans la tête d’un Russe à une époque où les conclusions atroces du régime de Poutine n’étaient pas encore pleinement visibles et déployées. Je ne sais pas si j’aurais été capable, ou si j’aurais eu envie, d’écrire ce livre après la guerre en Ukraine. » C’est exactement ce qui déroute dans la version théâtrale de Roland Auzet. Même si on comprend bien comment le système a été mis en place, ses choix narratifs, qui condensent un peu trop les faits, se heurtent à l’actualité. Ce qui rend difficilement compréhensible ses intentions.
La mise en scène est à l’image du tourbillon dans lequel la société s’est retrouvée après la chute du régime. On ne se défait pas si facilement de 70 ans de communisme soviétique ! L’ouverture à l’Occident s’est faite dans un grand n’importe quoi, laissant la place à une société corrompue par l’argent facile. Alors on danse, on fait la fête et de l’argent, beaucoup d’argent. Pendant ce temps-là le petit peuple « cher » à Staline se débrouille encore comme il peut. Et Poutine en profitera !
La place des filles
La lourde et complexe scénographie rend le spectacle difficile d’accès. Les actrices et acteurs sont microtés. Lorsque cela permet d’apporter des nuances vocales, ça n’est pas gênant. Mais si c’est fait pour les faire hurler comme s’ils n’en avaient pas, qu’elle est l’intérêt ? C’est comme le choix de la belle langue russe. Pourquoi de ne pas avoir surtitré tous les passages, comme les paroles de la chanson des Pussy Riot, ces chanteuses qui ont été envoyées au goulag, ou comme la vidéo suggérant la rencontre entre Baranov et Evgueni Prigogine dans le cimetière orthodoxe de Sainte-Geneviève-des-bois ?
Dans ce monde d’hommes, issu du soviétisme et des idées d’une ancienne Russie à laquelle ils n’y connaissent rien, les filles n’ont pas la meilleure place. C’est certainement sur cette réalité que le spectacle touche vraiment. Elles sont soit considérées comme des putains, des opportunistes ou, si elles osent l’ouvrir, comme des rebelles. Karina Beuthe Orr, Irène Ranson Terestchenko et Claire Sermonne les représentent avec force dans ce spectacle à la mise en scène trop compliquée.
Marie-Céline Nivière
Le Mage du Kremlin, librement adapté du roman de Giuliano da Empoli (Éditions Gallimard)
La Scala Paris
13 boulevard de Strasbourg
75010 Paris
Du 10 septembre au 3 novembre 2024
Durée 2h
Tournée 2024
14 novembre à la Scala Provence – Avignon (84)
19 novembre 2024 aux Théâtres en Dracénie – Draguignan.
21 au 23 novembre au Théâtre du Gymnase (Friche belle de Mai) – Marseille (13).
27 au 29 novembre au Théâtre National de Nice (06)
3 décembre au Théâtre Francis Palmero – Menton (06)
Adaptation, conception, mise en scène de Roland Auzet
Avec Karina Beuthe Orr, Philippe Girard, Andranic Manet, Hervé Pierre, Irène Ranson Terestchenko, Stanislas Roquette, Claire Sermonne, et à l’écran Jean Alibert et Anouchka Robert.
Scénographie, création lumières de Cédric Delorme-Bouchard
Création vidéo et musique de Wilfried Wendling
Costumes de Victoria Auzet
Assistante à la mise en scène Pauline Cayatte
Images de Gilles Cayatte
Régie Jean Gabriel Valot (générale), Thomas Mirgaine (son), Jonathan Rénier (vidéo), Adrien Bonnin (lumières)