Qu’évoque le Théâtre de Carouge pour vous ?
Jean Liermier : Carouge est une petite cité sarde qui s’est développée à l’ombre de la grande ville calviniste qu’est Genève. Historiquement, la jeunesse genevoise venait s’encanailler ici. Il y avait des bars, des restaurants, des théâtres. En cherchant dans les archives, j’ai découvert que les horaires des séances de spectacles étaient décalés pour permettre aux citadins de venir s’enrichir culturellement et de pouvoir rentrer en ville avant que les portes ne ferment. Il y a donc toujours eu ici un esprit frondeur, festif et artistique. Le Théâtre de Carouge est issu de cela. C’est un lieu qui appartient au public. Avec le temps, les spectateurs et spectatrices se le sont approprié. Il y en a qui étaient déjà là au début de l’aventure en 1958 et qui continuent à venir, y emmènent leurs enfants, leurs petits-enfants et ainsi de suite. Je trouve cela particulièrement touchant et c’est un mouvement que j’essaie d’entretenir quand j’imagine la programmation d’une saison à l’autre.
Nous avons relativement peu de spectacles dans l’année car, avec l’équipe, nous résistons aux sirènes de la « festivalisation » des saisons qui se généralise un peu partout en privilégiant les longues séries. Les artistes savent que dans cette maison conviviale, c’est le plateau qui dirige et que les équipes sont là pour les accompagner sur des temps longs. C’est une vraie plus-value.
Pourquoi ce choix ?
Jean Liermier : L’idée est de permettre au spectacle de pousser et de grandir organiquement au fil des semaines et de faire en sorte que le bouche-à-oreille s’alimente. Cette temporalité est aussi liée au fait que nous n’avons pas les mêmes enjeux qu’une scène nationale, car il y a beaucoup d’autres théâtres sur le territoire genevois. Par ailleurs, notre manière d’accompagner les artistes et les œuvres n’est pas la même. L’an passé, par exemple, dans la petite salle, nous avons programmé deux mois durant le Phèdre ! de François Gremaud et L’Usage du monde de Nicolas Bouvier, dont le texte est interprété par Samuel Labarthe.
Les deux spectacles ont joué à guichet fermé. C’était un vrai pari, réussi ! Mais cela ne signifie pas pour autant que notre socle de fidèles suffise à remplir les salles, bien au contraire. Nous avons la nécessité d’aller au-devant de nouveaux publics. La mobilisation des équipes du théâtre est donc très importante. Nous devons en permanence innover et imaginer des manières de faire connaître les artistes que l’on défend, ainsi que donner envie aux gens de les découvrir. Et puis le lien qui se crée entre les équipes du théâtre, les artistes et le public est très différent. Il s’inscrit dans le temps.
C’est important, pour vous, cette notion de temps ?
Jean Liermier : Oui, clairement. Cette idée de ralentissement est au cœur du projet que j’essaie de mettre en place au Théâtre de Carouge. C’est un modèle devenu atypique qui a la singularité d’offrir aux comédiens et aux comédiennes d’approfondir leur partition, de creuser en profondeur leur personnage et donc d’aborder autrement le rapport au métier. Aujourd’hui, il est fondamental que sur l’échiquier des propositions pour faire vivre une pièce, ce type de modèle existe, même s’il est évident qu’il ne peut être le seul. Cela ne veut nullement dire que les autres façons de faire ne sont pas bonnes, mais je revendique cette diversité de modèles.
Quel retour avez-vous ?
Jean Liermier : En quelques années, nous avons vu les demandes pour venir jouer à Carouge se multiplier par quatre ou cinq. Il y a donc une vraie envie partagée de ralentir, de prendre le temps de jouer longtemps les spectacles dans un même lieu. C’est d’autant plus prégnant au vu de la crispation autour de la création en France. La gestion des politiques culturelles et des pouvoirs publics entraîne une accélération des productions. Par conséquent, un modèle comme le nôtre séduit. Particulièrement depuis la crise Covid, qui a obligé les lieux à multiplier les spectacles pour rattraper ceux qui auraient dû être créés pendant le confinement.
Quelles sont les grandes lignes de votre programmation ?
Jean Liermier : Je ne travaille pas à partir de thématiques précises. Ce n’est pas mon endroit, d’autant qu’il y a trop peu de spectacles à l’affiche dans l’année pour se mettre des carcans. Par ailleurs, je suis un artiste avant tout. Je suis mes instincts, me laisse porter par le fruit de mes rencontres. Certaines sont de longue date, d’autres plus récentes. Je suis quelqu’un de fidèle, mais curieux de découvrir de nouveaux talents, de nouveaux chemins. À partir de là, je tisse des liens, souvent invisibles, entre les œuvres que nous proposons. J’essaye en tout cas de ne pas m’enfermer dans une époque, un style ou une forme. Quoi qu’il en soit, l’écriture reste au cœur de mes choix. Je m’attache à des textes, c’est pour cela qu’il y a très peu d’écriture de plateau à Carouge, car d’autres en Suisse romande le font déjà très bien. Ce penchant pour les classiques, je le partage avec eux car ils aident à penser et panser notre monde, avec des artistes comme François Gremaud, Jean Bellorini, Victoria Chaplin Thierrée, Clément Hervieu-Léger ou Alain Françon, dont nous accueillons la prochaine création à la fin du mois. Je suis en permanence attentif à la nécessité, aux besoins essentiels des artistes.
N’y a-t-il que du théâtre ?
Jean Liermier : Non, il y a aussi un pan de la programmation qui est lié aux collaborations que nous avons avec d’autres structures culturelles de la région. En ouverture de saison par exemple, dans le cadre de La Bâtie-Festival de Genève, nous avons accueilli dans la grande salle Four new works, la nouvelle création de Lucinda Childs.
Quelles pièces présentez-vous cette saison ?
Jean Liermier : Nous commençons avec une série de cinquante représentations du Giselle… de François Gremaud. Concomitant à cela, Alain Françon vient créer dans nos murs Les Fausses Confidences de Marivaux. Puis je mettrais en scène La Crise, d’après le scénario de Coline Serreau. Fin janvier, Jean-Christophe Hembert présentera Wendy et Peter Pan, créé l’an passé au Théâtre Kléber-Méleau, avec qui nous collaborons régulièrement. Un peu plus tard dans la saison, d’ailleurs, son directeur Omar Porras viendra avec La Tempête de Shakespeare. Nous sommes heureux de produire aussi la nouvelle création de Maryse Estier, une enfant du pays, qui monte Le Dindon de Feydeau. Puis François Morel présentera en fin de saison sa version d’Art de Yasmina Reza.
Quel serait pour vous le lien entre ces spectacles ?
Jean Liermier : Avant tout, je dirais que j’ai redoublé d’attention sur l’évolution du rôle de notre institution dans le monde d’aujourd’hui. Nous vivons dans un climat d’une rare brutalité et d’une extrême violence. Les gens que nous recevons au théâtre sont souvent tendus et stressés. Je souhaitais donc, en opposition à cela, parler de l’état de nos sociétés mais avec légèreté, d’utiliser le rire comme une arme contre le fatalisme. Je suis conscient des choses, je ne cherche pas à les nier, mais plutôt à trouver un moyen d’y répondre autrement. Le couple, les fake news, le chômage, la peur de l’autre, tout est dans Marivaux, Coline Serreau ou Yasmina Reza, mais le prisme pour en parler est très différent, plus humaniste peut-être. Je m’intéresse aux mouvements, aux dynamiques, aux mécanismes qui nous habitent nous en tant qu’êtres humains. Le spectacle peut agir comme un baume contre les maux de notre époque.
D’ailleurs, vous avez titré votre saison Amour et Liberté…
Jean Liermier : Oui, pour moi, c’est vraiment une position… Elle est momentanée, il y a des périodes où le monde va mieux d’une certaine façon. À ces moments-là, peut-être faut-il chatouiller les gens, les provoquer, les amener à réfléchir autrement. Mais cette saison, j’ai été attentif aux poids et aux soucis que portent le public sur ses épaules. J’ai donc imaginé une programmation où le temps se suspend et où la guerre, l’après-covid, les crises politiques restent dehors. Il ne s’agit pas de faire l’autruche, mais de déposer les armes l’espace d’une soirée et que le Théâtre soit porteur de perspectives et d’Espoir.
Chaque année, vous mettez une pièce en scène ?
Jean Liermier : Oui, quasiment, cela fait partie de ma feuille de route en tant que directeur du lieu. C’est un moment particulier pour moi, car je redeviens artiste et je mets entre parenthèses ma casquette managériale. En tant que directeur, j’ai des comptes à rendre à la collectivité. Je dois être vigilant. En tant que metteur en scène, je peux chercher, tâtonner, me tromper et construire à partir des doutes. Cela redonne du sens. Et puis cela me permet de tester grandeur nature l’outil théâtre, en étant physiquement au plateau, surtout depuis que nous avons le nouveau bâtiment que nous avons pensé avec mon équipe et les architectes de Pont12 pour être au plus près des besoins des artistes et du public. Nous avons sans aucun doute le plus beau Théâtre de Carouge du monde…
Comment fonctionne le Théâtre Carouge ?
Jean Liermier : Il dépend d’une Fondation de droit privé. C’est elle qui m’a engagé pour en être le directeur général, c’est-à-dire que je dois répondre de tout ce qui se passe sur le terrain, en termes de programmation artistique, de RH, de gestion financière etc. Pour ce qui est des subventions, nous percevons des allocations du Canton de Genève et de la ville de Carouge, qui en tout s’élèvent à environ 4 millions de francs suisses. Notre budget annuel avoisinant les 7 millions, l’équilibre se fait à partir de nos fonds propres, mécénats, partenaires privés et billetterie — un million et demi de francs suisses pour près de 60 000 billets vendus et un taux d’occupation de 97 % en 23/24.
Vous être proche de la frontière avec la France…
Jean Liermier : En effet. Une partie de notre public est français. On touche principalement la Haute-Savoie et l’Ain. Certains viennent d’Annecy, de Thonon et bien sûr d’Annemasse. C’est d’autant plus facile qu’un gros travail d’aménagement des transports entre la Suisse et la France a été fait. Cela ouvre de nouvelles perspectives tant en termes de public que de propositions artistiques.
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Théâtre de Carouge
Rue Ancienne 37
A Case postal 2031
1227 Carouge
Suisse