Quelle est la genèse de ce projet ?
Anthony Thibault : C’est un projet de longue haleine. Avec Penda Diouf, nous nous sommes rencontrés en mars 2015. Nous participions tous les deux à un débat sur la diversité sur les scènes de théâtre. L’échange a été électrique. Nous nous sommes engueulés. À l’époque, elle m’avait qualifié de « blanc dominant colonialiste », notamment parce que j’avais pris la parole sans attendre que l’on me donne un micro. Étant un homme blanc, je ne peux nier la première partie de l’assertion, mais colonialiste, non. La question c’est ce que nous pouvons mener aujourd’hui avec ce passé. Nous avons donc décidé de nous revoir.
Nous nous sommes rendu compte que nous avions des visions communes et qu’ensemble, peut-être, nous pourrions faire bouger des lignes. De cette première rencontre est né Jeunes textes en liberté, un label qui a pour but de favoriser l’émergence d’auteurs et d’autrices dramatiques qui prônent une meilleure diversité de narrations et de représentations sur scène. Étant à l’origine de cette initiative commune, j’ai mis en scène une des premières pièces sélectionnées dans ce cadre, La Loi de la gravité d’Olivier Sylvestre, un auteur québécois. Depuis notre rencontre en 2015, j’avais envie de monter un texte de Penda. La grande Ourse, pièce, qu’elle a publié chez Quartett en 2016, correspondait en tout point à ce qui m’animait et ce que je voulais défendre sur un plateau.
Pouvez-vous nous en dire plus sur ces critères ?
Anthony Thibault : Je ne voulais surtout pas un texte de commande, car nombreux auteurs et autrices ont beaucoup de pièces en attente d’être mises en scène. C’est pour moi un vrai geste politique que de s’intéresser à ces œuvres. Il y a trois ans, quand est né le projet de créer ce spectacle dans le cadre des Francophonies, Penda était peu mise en scène. La Grande Ourse, qui aborde la manière dont on peut transformer les violences et les émotions fortes qui nous animent, a été comme une évidence. Et puis cela avait un sens dans l’histoire que nous construisons ensemble.
Comment avez-vous travaillé le texte de Penda Diouf ?
Anthony Thibault : Dès le départ, nous nous sommes mis d’accord avec Penda qui voulait actualiser la pièce, que nous devions partir tous les deux en résidence. Durant une semaine, nous nous sommes attelés à la dramaturgie. Je souhaitais qu’elle me transmette ce qu’elle avait traversé, ce qu’elle voulait dire à travers cette histoire. Nous avons ensemble imaginé une version plateau, différente de la pièce originale. Elle est d’ailleurs toujours en mouvement. Penda n’a pas pu nous accompagner sur les répétitions, parce qu’elle est sur d’autres projets, mais nous nous appelons tous les jours, le texte évolue. Il vit aussi avec les comédiens et comédiennes. Même si elle a suivi de loin le processus créatif, elle va découvrir la pièce à la première à Aubusson.
En quelques mots, quel est le sujet de la pièce ?
Anthony Thibault : Sans reprendre le pitch, je dirais que la pièce aborde la question de ce que l’on fait de nos émotions, comment on les gère et les transforme pour éviter qu’elles ne nous rongent. En fait, ce qui est intéressant, c’est que le personnage principal, cette femme qui est arrêtée par la police pour quelque chose qui lui semble totalement absurde, va devoir faire face à la colère qui monte en elle et qui n’est finalement qu’une réaction naturelle à la violence systémique, au racisme qu’elle subit au quotidien. On plonge dans quelque chose d’extrêmement intime, dans une transformation symbolique de cette femme en ourse pour combattre, avec l’idée sous-jacente de transmettre quelque chose à son fils. L’idée n’est pas de répondre à la violence par la violence, mais bien de dépasser sa propre rage pour faire évoluer la société et le monde qui nous entoure.
C’est-à-dire ?
Anthony Thibault : Je crois qu’aujourd’hui, notre société est pleine de violences et que si l’on veut changer les choses, il faut que l’on prenne en charge collectivement cette problématique : comment faire pour apaiser nos colères, les tensions qui irriguent les rapports humains ? La parole, comme le disait Eschyle, a ce pouvoir, mais encore faut-il s’en servir à bon escient. En tant que metteur en scène, mais aussi en tant qu’individu, par mon travail, je cherche des réponses. Avec La grande Ourse, j’ai dû me confronter à ces questions. Dans la société d’aujourd’hui, comment répondre aux violences systémiques, le racisme, l’homophobie, etc., qui n’est pas qu’une question d’individu mais de tous. Nous sommes tous responsables de cela.
Vous créez cette pièce dans le cadre des Francophonies. Qu’est-ce que cela représente pour vous ?
Anthony Thibault : C’est un vaste et paradoxal sujet, la francophonie. En tant qu’artiste, je considère qu’il n’y a pas qu’une seule langue française mais plusieurs, riches de diversité, de toutes les langues qui la composent, que ce soit les créoles ou les dialectes régionaux. Les francophonies racontent notre histoire commune et nous permettent de l’interroger. On n’efface rien, on s’en nourrit. Cela permet de questionner les récits manquants mais aussi le passé colonial. Il fait partie de nous, à nous de nous en emparer. C’est ce qui nous permet d’avancer, de grandir et peut-être de faire évoluer le monde qui nous entoure.
Propos recueillis par olivier Frégaville-Gratian d’Amore
La grande Ourse de Penda Diouf
Les francophonies – Les zébrures d’automne
Scène nationale d’Aubusson
Création le 28 septembre 2024
puis du 2 au 3 octobre 2024 salle Jean Moulin – MAD de Limoges
durée 1h30
Mise en scène d’Anthony Thibault
Avec Armelle Abibou, Prescillia Amany Kouamé, Hovnatan Avedikian, Maïka Louakairim, Marcel Mankita, Adrien Michaux et Aho Ssan.
Création musicale d’Aho Ssan
Scénographie de Salma Bordes
Costumes de Marguerite Lantz
Création lumière de Pierre Langlois
Régie générale – Maureen Cléret
Audiodescription – Laetitia Dumont-Lewi