La double programmation à Avignon d’un jeune artiste venu du nord de l’Argentine et jusqu’alors inconnu du public français avait de quoi intriguer. Elle a en effet suscité pas mal d’attention, du bouche-à-oreille dans la cité des Papes. « Beaucoup d’entre vous sont venus voir l’indigène en vogue au théâtre », remarque-t-il lui-même sur scène. Mais qui est Tiziano Cruz, cet artiste jouant seul sur scène, qui fait sa première en France mais dont Tiago Rodrigues et son équipe ont programmé deux pièces ?
La réponse est plus compliquée qu’il n’y paraît. Le performeur est en quelque sorte inclassable, surtout parce qu’il semble faire du spectacle un prétexte pour le jaillissement d’une parole politique presque antithéâtrale, pamphlétaire, frontale — d’un mur de mots. L’artiste, s’il rejette en bloc l’héritage du théâtre grec, agit en cheval de Troie : nous voulions du théâtre et du folklore, mais arrivés en salle, nous n’aurons que sa parole.
Se vendre au marché de l’art
Dans le monde du théâtre argentin, en tant qu’indigène originaire de la province pauvre de Jujuy alors que les artistes sont pour beaucoup des enfants de la capitale, Tiziano Cruz est une anomalie, et son pays n’est pas en reste, lui non plus, du côté des discriminations systémiques. « Nous ne sommes pas métis·ses mais bâtard·es », lance-t-il dans Soliloquio, au nom des habitants de l’arrière-pays argentin. « Nous sommes artistes, migrant·es, sur notre propre territoire. »
Créés en 2022 et en mars 2024, Soliloquio et Wayqeycuna, joués successivement au Festival d’Avignon, viennent clore une trilogie en forme de manifeste dont Cruz entreprend l’écriture en 2015, suite à la mort de sa sœur dans un contexte de négligences médicales. En découle, d’un épisode à l’autre, une sorte de poème dramatique oscillant entre une langue imagée, allégorique et, le plus souvent, une parole politique directe, presque factuelle.
La langue, performative, décrit en même temps qu’elle l’acte dans sa propre position dans une chaîne de production, de diffusion et d’échanges internationaux sous un ciel néolibéral. Elle n’élude pas le problème de sa propre survenue : il faut se « vendre au marché de l’art », se laisser « violer par les institutions du pouvoir » pour pouvoir espérer planter, à l’intérieur, le germe d’un contre-discours — sempiternelle règle du jeu.
Retour du refoulé
De là, le spectateur doit s’accrocher aux mots, puisqu’il n’y a presque rien d’autre. Les quelques accessoires folkloriques qui accompagnent le monologue de Soliloquio pourraient presque être pris pour un pied-de-nez provocateur aux attentes du public tant leur utilité reste lettre morte . La pièce file la métaphore du loup et l’agneau pour raconter une famille ravagée par la pauvreté. C’est aussi un pardon désarmant de l’artiste à sa mère, elle-même le fruit d’une généalogie de l’abandon qui s’est répercutée sur le fils.
Dans Wayqeycuna, Tiziano Cruz est à nouveau seul sur scène, dans un format encore proche de la conférence, mais où le plateau travaille un peu plus, et où s’invitent des images vidéo dans lesquelles on le voit rentrer dans son pays natal. Face public, il annonce sa « tentative désespérée de faire le deuil de la mort de [sa] sœur », elle que l’on traitait de « fille sans dents » parce qu’elle les avait perdues. Les souvenirs de famille, de nouveau, sont édifiants. La pièce est aussi plus fragile, notamment parce qu’elle semble, passée la découverte de Soliloquio, se chercher une signifiance dramaturgique propre.
Cette dernière création interroge encore davantage sur le processus politique à l’œuvre, cette exposition des misères d’un peuple pour les publics majoritairement privilégiés des festivals. Mais ce transfuge en a le droit. Il reste maître en la demeure, et d’ailleurs il remodèle le plateau comme un enfant dans sa cabane de draps. Un retour du refoulé s’opère alors : l’irruption du pathos dans un héritage théorique occidental qui, avec Brecht, l’avait évacué pour rendre le politique intelligible. À l’intérieur d’une mise en scène quasi-inexistante, cette pirouette, ce ressac dans les mots du malheur et de la mort tend à marquer une rupture dans nos modes de réception du « théâtre politique ». C’est là que se loge sa plus grande radicalité.
Du pain et des chansons
À revers de cela, mais loin de le dédire, les deux opus organisent, au début ou à la fin, des moments de partage. Dans Wayqeycuna, c’est une cérémonie andine d’offrande de pain, le public se voyant offrir les préparations dans des paniers généreux après les applaudissements. Dans Soliloquio, c’est une parade réalisée conjointement avec des groupes locaux minoritaires, en l’occurence des membres la communauté gitane d’Avignon (des danseuses de l’association Alma Gitana, le groupe Gipsy Mariano Los Cortes) et des associations voisines de la diaspora latino-américaine — tous particulièrement gracieux.
Une vision surréaliste, donc — la rencontre fortuite, dans les rues d’Avignon, de la flûte andine et de la guitare flamenco — et à ce jour l’un des très beaux moments de ce 78e Festival : l’indien autochtone, le « putain d’homo », vêtu d’un slip et vulnérable au possible, retournant le rapport de forces pour se faire le point de jonction entre des groupes hétérogènes, soit, le temps d’un instant, le centre du monde.
Samuel Gleyze-Esteban – Envoyé spécial à Avignon
Soliloquio (me desperté y golpeé mi cabeza contra la pared) de Tiziano Cruz
Festival d’Avignon
Du 5 au 13 juillet 2024
Durée 2h
Tournée
30 octobre au 2 novembre 2024 au Battersea Arts Center (Londres, Royaume-Uni)
9 et 10 novembre 2024 au Moving in November Festival (Helsinki, Finlande)
20 et 21 novembre 2024 au Festival Próximamente (Bruxelles, Belgique) avec Koninklijke Vlaamse Schouwburg, Kaaitheater
Texte et mise en scène Tiziano Cruz
Avec Tiziano Cruz
et la participation d’amateurs de l’association Alma Gitana, France Amérique Latine Vaucluse, Contraluz
et Gipsy Mariano Los Cortes (musiciens)
Traduction pour le surtitrage Vy-Dan Savelieff (français)
Assistanat à la mise en scène et à la dramaturgie Rodrigo Herrera
Lumière Matías Ramos
Vidéo Matías Gutiérrez
Son et musique Luciano Giambastiani
Costumes Vega Cardozo, Luisa Fernanda, Uriel Cistaro, Luciana Iovane
Relecture de textes originaux Hugo Miranda Campos
Production artistique et design graphique Luciana Iovane
Production exécutive internationale, direction des tournées et relations internationales Cecilia Kuska
Wayqeycuna de Tiziano Cruz
Festival d’Avignon
Du 10 au 14 juillet 2024
Durée 1h10
Tournée
16 au 18 août 2024 au Zürcher Theater Spektakel (Zurich, Suisse)
23 et 24 août 2024 au Kaserne Basel (Suisse)
30 août au 1er septembre 2024 à La Bâtie Festival de Genève (Suisse)
11 et 12 septembre 2024 à Anti Contemporary Art Festival (Kuopio, Finlande)
18 septembre 2024 au Teatro da Cerca de São Bernardo (Coimbra, Portugal)
20 septembre 2024 au Teatro Municipal de Matosinhos Constantino Nery (Portugal)
16 et 17 novembre 2024 à Alkantara Festival (Lisbonne, Portugal)
Texte, mise en scène et interprétation Tiziano Cruz
Assistanat à la mise en scène et à la dramaturgie Rodrigo Herrera
Collaboration artistique Mag De Santo, Duen Sacchi
Musique, son, vidéo et coordination technique Matías Gutiérrez
Lumière Matías Sendón
Costumes Luciana Iovane
Traduction pour le surtitrage Jean-François Grima (français), Tara Katti, Eulàlia Morros (anglais)
Production artistique et design graphique Luciana Iovane
Production, administration Tiziano Cruz, Cecilia Kuska
Production exécutive internationale, direction des tournées et relations internationales Cecilia Kuska