Lorsque nous échangeons avec Malicho Vaca Valenzuela pour la première fois, c’est, comme dans sa pièce, à travers un écran d’ordinateur. La fenêtre Zoom s’ouvre sur une terrasse ensoleillée, celle d’une maison à Los Vilos, à trois heures au nord de sa Santiago natale. C’est là que ce Chilien de trente-six ans s’est retiré pour mener des recherches sur une prochaine création. Quelques semaines plus tard, le voilà projeté sur la scène du Festival d’Avignon, au lycée Mistral, devant un public français qui ne le connaît pas encore. Il y joue Reminiscencia, un conte du présent composé sur ordinateur pendant le confinement au gré d’associations d’idées et de motifs. Une pièce modeste, personnelle, intime, mais qui regarde les étoiles. Et somme toute une belle manière de se présenter au monde : dans ce récit composite d’une ville qui l’a vu naître et lutter, c’est son portrait à lui, enfant de Santiago, militant de gauche, artiste enquêteur, qui se réfracte.
Comment êtes-vous arrivé au théâtre ?
Malicho Vaca Valenzuela : À sept, huit ans, j’ai été le protagoniste d’une série télévisée sur les droits des enfants. Ce fut ma première expérience d’acteur. Plus tard, j’ai étudié le théâtre à l’Université du Chili, d’où sont sortis de grands artistes comme Manuel Infante ou Alexis Moreno. La première année, j’ai commencé à mener en parallèle une carrière professionnelle : je jouais dans des films, des feuilletons télé et au théâtre. À vingt-trois ans, j’ai fini par laisser tomber le jeu pour écrire mes propres pièces et les mettre en scène.
De quoi parlaient vos premières créations ?
Malicho Vaca Valenzuela : À l’Université du Chili, les étudiants organisent un festival de théâtre autogéré, et ouvrent un appel à candidatures. J’y ai envoyé mon premier texte, une pièce de réalisme magique qui mêlait différents auteurs ayant travaillé sur le sujet de l’homosexualité sous la dictature : Pedro Lemebel, Andrés Pérez, Alfredo Gómez Morel. J’ai toujours été obsédé par des œuvres comme Cent ans de solitude de Gabriel García Márquez ou L’Île sous la mer d’Isabel Allende. Je voulais comprendre comment on pouvait revendiquer la figure de l’homosexuel dans cette littérature qui a toujours tendu vers la dichotomie homme-femme, prince-princesse.
Comment est née Reminiscencia ?
Malicho Vaca Valenzuela : La pièce est née pendant la pandémie, mais pas immédiatement en tant qu’œuvre. Juste avant la pandémie, nous étions dans la rue. Un soulèvement social de grande ampleur a eu lieu en 2019, causé par l’inégalité économique, sociale et éducationnelle du pays. Ce qu’il se passait dans les rues était très fort, il y avait des affrontements très violents avec la police. Nous avons tous dû laisser nos activités artistiques de côté parce que ça n’avait plus d’utilité dans ce moment. Le passage d’une révolution inachevée à une pandémie mortelle m’a semblé très violent. À ce moment est apparu un théâtre digital joué sur Zoom, face caméra. Au départ, j’ai voulu mener une sorte d’enquête pour savoir si l’écran, dans ce contexte d’enfermement total, pouvait libérer de l’empathie, de la tendresse. J’avais étudié l’art du conteur pendant plusieurs années. Ce que je me demandais, c’est s’il était possible que l’écran, qui crée tant de distance, puisse se transformer en une espèce de feu de camp autour duquel se réunir et se raconter des histoires, et si cette histoire pouvait porter sur la vérité. Dans cet exercice, j’ai cherché le contact avec l’autre, le dialogue. J’ai posté des invitations sur les réseaux, les gens se sont connectés avec moi, ont trouvé ça très beau. Peu à peu, des professionnels du champ des arts vivants ont répondu à l’invitation. Le chemin s’est fait comme ça.
Cela fait quelques années que la pièce existe. Entre temps, le contexte au Chili a évolué : il y a eu l’élection du président Boric, puis l’espoir déçu du changement de constitution. Comment cela joue-t-il sur la pièce ?
Malicho Vaca Valenzuela : Il y a eu un vrai espoir de changement social. Peu à peu, cet espoir s’est tari. Pourtant, la proposition était bonne. Nous avons fini par enterrer la possibilité de réécrire cette constitution héritée de Pinochet. Il faudra maintenant des décennies pour revoir la révolution. Ce que ce contexte apporte à l’œuvre, c’est que nous nous sommes désormais rendus compte à quel point l’ennemi, c’est-à-dire le fascisme, était puissant. Après avoir frôlé un changement radical, nous savons avec quelle puissance cet ennemi politique a réussi à inverser le processus. Ce fut une vraie campagne de terreur et de désinformation. Aujourd’hui, la pièce continue de refléter l’impossibilité, pour l’Amérique latine, d’être regardée avec les yeux du premier monde. Dans son discours d’acceptation du prix Nobel, intitulé « La solitude de l’Amérique latine », Gabriel García Márquez demande aux Européens de nous laisser jouer sur un terrain plus juste, et de cesser de nous regarder comme la bizarrerie du monde, comme cette chose exotique. Il semble que ce soit cette opportunité-là que nous ayons perdue.
D’une certaine manière, ce que montre la pièce, c’est que différentes mémoires peuvent s’opposer dans un même endroit. C’est particulièrement prégnant dans un pays aussi fracturé que le Chili.
Malicho Vaca Valenzuela : Oui, et en même temps, nous vivons dans une culture d’effacement de l’information, un pacte de silence. Nous sommes un continent qui n’a toujours pas retrouvé ses morts et ses disparus. Quand Pinochet a effectué son coup d’état, l’université a été complètement démantelée. Nous détenons une certaine information sur les étoiles, notre ciel est l’un des plus clairs du monde, mais nous ne sommes pas capable de savoir ce qu’il s’est passé avec les morts de l’indépendance. En outre, en termes naturels, nous sommes un pays sismique qui fait face à des tremblements de terre d’ampleur historique. Le Chili est dans un état d’effervescence constant, il ne cesse de s’effacer. Nos cultures indigènes — inca, maya, aztèque, mapuche — considèrent en outre que notre temple est la terre et la nature. Il n’existe donc pas de grande édification archéologique : il y a un lien profond entre la terre et l’être humain. Nous oublions cela, mais ça fait partie de notre génétique.
Comment cette pièce s’inscrit-elle dans votre travail de metteur en scène ?
Malicho Vaca Valenzuela : J’ai commencé depuis longtemps à questionner l’histoire des lieux et des bâtiments. Je l’ai fait avec Las cosas que nunca dije [2018] et avec Paranoia [2019], une expérience immersive pour une seule personne, que je guidais dans le bâtiment du Centre Gabriela Mistral, à Santiago, en donnant des instructions sur WhatsApp. Reminiscencia parle de moi, car c’est moi qui parle, mais en réalité les protagonistes sont mes grands-parents et la ville elle-même. Désormais, je veux enquêter sur ma propre histoire d’homosexuel dissident, révolutionnaire, dans un moment où, en tant qu’artiste, je me dis que l’art ne sert à rien et que ce dont j’ai besoin, c’est d’apprendre à fabriquer des cocktails Molotov ou d’apprendre à tirer — comme pendant la dernière révolte. Il me semble qu’il y a un feu intérieur chez les artistes latino-américains. Nous nous exprimons beaucoup à partir de la colère, avec la nécessité d’un changement radical dans la façon dont on comprend le dialogue artistique. Ce qui fait que je suis aussi un peu en colère contre le milieu artistique. C’est si prétentieux, et le théâtre se regarde lui-même. Alors d’une certaine manière, cette pièce marque un point de bascule dans ce que je veux faire à l’avenir. Ce que je faisais auparavant fonctionnait, c’était joli, mais c’était correct. Je ne peux pas encore dire que Reminiscencia articule un langage, mais il me semble que les gens sortent du théâtre en sentant que quelque chose a changé en eux, comme s’il y avait un quelque chose d’un sentiment révolutionnaire.
Reminiscencia met en scène des technologies qui représentent pour beaucoup des outils de contrôle, et qui sont souvent montrées ainsi dans l’art. Mais chez vous, montrer son écran sur scène est avant tout un geste intime.
Malicho Vaca Valenzuela : Je cherchais de la tendresse. Lorsque j’ai créé la pièce, ces outils étaient les seuls que nous avions pour être mobiles. Je voulais savoir si l’on pouvait les articuler pour obtenir de la sensibilité, de l’émotion. Je me demande si le spectaculaire est nécessaire tout le temps, ou s’il est possible de créer quelque chose de génial avec le manque de ressources. À ce moment-là, je n’avais pas d’opportunités pour créer. Si l’on me donnait un million de pesos, je créerais probablement une œuvre magnifique. Mais il y a quelque chose dans ces outils numériques que personne ne semblait remarquer et qui, peut-être, pouvait renfermer la mémoire des autres.
La pièce peut aussi rappeler le travail de Harun Farocki ou Hito Steyerl — des artistes de l’archive, du digital, et de l’image pauvre. Avez-vous un lien de pensée avec les artistes du champ des arts visuels qui travaillent sur ces outils ?
Malicho Vaca Valenzuela : La plus grande partie du travail est intuitive. Je n’avais pas ces références en tête : j’aimais la cartographie, les cartes mais aussi l’idée de la géographie émotive inscrite dans les corps. Mais je ne savais pas qui d’autre travaillait sur ces choses. Je sais seulement que j’avais lu quelques textes de Didi-Huberman sur les images. Aujourd’hui, je parle d’un collage de souvenirs collectifs, parce que je n’ai conçu les ni les cartes, ni les rues : elles sont l’œuvre de la communauté. Avant de monter sur scène au Festival International de Buenos Aires et de me retrouver face à un public, je ne comprenais pas la dimension de la pièce. Et peu à peu, des gens m’ont conseillé de m’intéresser à tel ou tel artiste. C’est comme cela que j’ai découvert Lotty Rosenfeld, par exemple, une artiste chilienne qui, dans les années 80, traçait dans les rues des lignes blanches par-dessus le marquage des rues pour dessiner des croix, manière de rappeler le nombre de disparus dans le pays.
Quel est votre sentiment face à la perspective de ce premier Festival d’Avignon ?
Malicho Vaca Valenzuela : La vérité, c’est que je ne connaissais même pas le Festival d’Avignon. J’ai appris qu’en 78 éditions, des artistes chiliens n’avaient été présentés qu’à deux occasions. Je suis donc le troisième. Maintenant, la ministre de la Culture du Chili est en contact avec moi pour me féliciter. Mais je ne sais pas ce que cela signifie. Ça ressemble à une sorte de consécration que je ne cherchais pas nécessairement. J’ai un petit vertige : est-ce que mon œuvre va plaire là-bas ? Les choses que je dis dans la pièce sont des choses que je pensais et pense réellement. Les questions que je pose sont des questions que je me posais réellement. Je n’ai pas voulu donner de leçons de pensée. Alors je ne sais pas comment je dois me sentir… C’est une exposition importante, je trouve. Je serai aux côtés de Lola Arias, qui porte des méga-productions, ou Silvia Pérez Cruz, qui chantera à la fin. Il y aura à Avignon beaucoup de gens qui ont accès a beaucoup de privilèges, dans un pays de privilèges que je n’ai jamais eus, et je vais y aller avec cette pièce que j’ai créée sur un ordinateur, enfermé chez moi, en volant la connexion internet d’un voisin, parce que je n’avais plus d’argent pour la payer. Ce que j’aimerais dire, c’est que ma grand-mère a toujours voulu être célèbre, et il semble qu’elle y soit enfin parvenue.
Vos grands-parents ont-ils vu la pièce ?
Malicho Vaca Valenzuela : Mon grand-père jouait dans la première version. J’amenais mon ordinateur dans la maison d’à côté, je lui posais des questions et il apparaissait dans le Zoom. Il participait activement à l’œuvre, c’était beau. Ensuite, nous l’avons remercié, parce qu’il parlait trop. Il sentait que tout le monde le regardait, alors il parlait, parlait, parlait, parlait.
Propos recueillis par Samuel Gleyze-Esteban
Reminiscencia de Malicho Vaca Valenzuela
Festival d’Avignon
Gymnase du lycée Mistral
20 bd Raspail, 84000 Avignon
Du 17 au 21 juillet 2024
Durée 55 min.
Tournée
Du 3 au 5 octobre 2024 Rutas Festival (Toronto, Canada)
13 octobre 2024 Festival Festara (Araçatuba, Brésil)
16 et 17 octobre 2024 Le Quai Centre dramatique national d’Angers-Pays de la Loire
9 novembre 2024 Linha de Fuga (Coimbra, Portugal)
20 et 21 novembre 2024 Théâtre l’Aire Libre (Saint-Jacques de la Lande)
28 novembre 2024 Théâtre Cinéma Paul Eluard (Choisy-le-Roi, France)
29 et 30 novembre 2024 Next Festival (Lille)
Du 4 au 8 décembre 2024 Théâtre Vidy-Lausanne (Suisse)
Texte, création, mise en scène, dramaturgie et vidéo Malicho Vaca Valenzuela
Lumière Nicolás Zapata
Assistanat à la mise en scène Ébana Garín Coronel
Traduction pour le surtitrage Béryl Chanteux (français), Christine Hills (anglais)
Régie générale et vidéo Malicho Vaca Valenzuela
Régie plateau Ébana Garín Coronel
Administration, production, diffusion Ébana Garín, Luis Guenel, Roni Isola, Fundación Cuerpo Sur
Avec Rosa Alfaro, Malicho Vaca Valenzuela, Lindor Valenzuela