Qu’est-ce qui vous intéresse dans le personnage historique de Jeanne de Castille ?
La Ribot : C’est la seconde fois que je crée un spectacle autour de Jeanne. Ce personnage m’attire et j’ai ressenti le besoin de revenir sur son histoire, sur ce qu’elle raconte de la place des femmes. Ce sont les circonstances de la vie qui font que trente-deux ans après la première pièce, j’ai besoin de réinterroger ce qu’elle représente pour moi. En 1992, la première fois où je m’intéresse à cette figure de l’histoire espagnole, cela coïncide avec la commémoration du cinquième centenaire de l’arrivée de Christophe Colomb au Nouveau Monde. C’est-à-dire de la conquête, de l’invasion et de la colonisation de l’Amérique par les Espagnols. Tout le monde parlait des grands hommes, d’autant qu’à la même période l’Exposition universelle s’installait à Madrid. Les femmes étaient totalement absentes. J’ai donc eu envie de travailler sur un personnage féminin. C’est comme cela que j’ai découvert Jeanne Iére de Castille, que le romantisme a réduit à sa prétendue folie, à sa jalousie maladive. En creusant, une autre vérité s’est fait jour : celle d’une femme lettrée, amie des arts, que les hommes de sa famille ont isolée, enfermée pour l’empêcher de régner. C’était elle, la vraie souveraine. C’est cette oppression permanente que j’ai souhaité mettre en lumière dans El triste que nunca os vido, duo que je dansais avec l’acteur Juan Loriente.
Votre regard sur cette figure a-t-il changé en plus de trente ans ?
La Ribot : Énormément. Il s’est affiné, je dirais. Depuis, de nombreuses études, notamment féministes, ont modifié la perception que l’on avait d’elle. Aujourd’hui, même sa prétendue folie est remise en cause. Les récits de l’époque ont été manipulés pour l’écarter du pouvoir, l’invisibiliser. Son père, le très catholique Roi d’Aragon, son mari, Philippe le Beau, souverain des Pays-Bas bourguignons et son fils Charles Quint, Empereur du Saint-Empire, voulaient le pouvoir pour eux. Ils l’ont évincée, effacée. Ils ont contesté son droit au trône et ont usurpé son pouvoir, car c’était une femme.
Qu’avez-vous voulu raconter dans cette nouvelle création, Juana ficción ?
La Ribot : Dans le premier opus, j’avais centré mon propos autour de la violence de l’État à l’encontre de cette femme et des femmes en général. Juan Loriente représentait ce pouvoir vigilant qui harcelait et poursuivait constamment Jeanne afin de l’emprisonner dans sa folie et la condamner à la solitude. Dans cette nouvelle création, j’ai souhaité montrer l’autre aspect de sa personnalité : celui d’une femme polyglotte, amoureuse de la musique et certainement musicienne elle-même. J’ai vraiment voulu quelque chose de plus poétique, centré sur la musique.
D’où est venue cette envie ?
La Ribot : De la rencontre avec le chef d’orchestre, Asier Puga. En se penchant sur la musique de l’époque, il a découvert le Cancionero, un recueil de chansons offert à Jeanne Ire de Castille et Philippe Le Beau à l’occasion de leurs noces. Il me l’a fait écouter et ce qui est assez fascinant, c’est que l’on retrouve dedans, une sorte de condensé de tous les courants musicaux en vogue du Siècle d’or espagnol. Ces partitions ont été le point de départ de cette nouvelle aventure. Mais cette fois, ce qui m’intéressait, ce n’était pas tant refaire l’histoire de Jeanne que d’évoquer la mort, la disparition, la solitude.
Comment à partir de cette musique, avez-vous travaillé ?
La Ribot : Nous avons confié à Iñaki Estrada, en collaboration avec Álvaro Martínez, la tâche de composer une musique originale, inspirée de ce recueil et des musiques de cette époque. S’inspirant notamment des œuvres de Juan del Encina, Antonio de Cabezón ou Cristóbal de Morales, ils ont imaginé une partition où la musique du XVe siècle est certes présentée dans sa structure originelle, mais adaptée, modifiée ou filtrée avec des techniques contemporaines et électroniques. Au plateau, nous serons accompagnés de quatre artistes spécialisés en chant grégorien. À leur voix seront adjoints des bruits de respiration, d’autres sons donnant aux musiques anciennes un souffle très contemporain.
Au plateau, vous retrouvez l’acteur Juan Loriente ?
La Ribot : tout à fait. C’est vraiment pensé comme une suite, ou plutôt le second volet d’un diptyque. Mais cette fois, nous serons entourés de l’orchestre. J’ai vraiment voulu que Juanna ficción soit autant chorégraphique que musical. En plus des chanteurs, il y aura sept musiciens dirigés en direct par Asier Puga.
Vous aviez dansé ensemble depuis, ou vous retrouvez-vous ?
La Ribot : C’est un artiste très connu en Espagne qui, en France, est notamment associé au travail de Rodrigo Garcia, avec qui il a beaucoup joué. On s’était un peu perdus de vue. Il y a une dizaine d’années, il est revenu vers moi. Tout naturellement, quand j’ai commencé à imaginer reprendre le personnage de Jeanne, je lui ai demandé s’il était partant pour poursuivre cette aventure. Je l’ai averti que se serait très musical. Il m’a aussitôt répondu : avec toi, je danse. C’était sa manière de me dire oui.
Comment donne-t-on chair au plateau à des personnages historiques ?
La Ribot : Bonne question, mais c’est pour cela que j’insiste sur le fait que la pièce que nous allons proposer à Avignon est une fiction. Si l’on inspire de personnages ayant existé, ce que l’on raconte est pure invention. C’est la figure de Jeanne qui m’intéresse, ce qu’elle représente. Pour moi, c’est une sorte de fantôme qui habite la scène, mais ce que je raconte finalement est assez personnel. Ce qui m’intéresse ici c’est comment les femmes sont constamment invisibilisées dans l’histoire. C’est cet effacement-là qui est le cœur du propos.
C’est votre première fois à Avignon !
La Ribot : Oui. Et on a la chance de pouvoir investir le cloître des Célestins, qui est un lieu absolument magique. La bâtisse en pierre va résonner avec l’histoire de Jeanne et avec la musique qu’a réinventée Iñaki Estrada. En revanche, ce que nous présenterons sera un peu comme une recréation, car normalement la pièce se fait en déambulatoire. C’est-à-dire que les spectateurs ne sont pas assis mais tournent autour de nous. L’idée première est pouvoir tourner ce spectacle dans des lieux atypiques. À Avignon, le public sera assis, ce qui change aussi la perception de la performance. Mais comme l’endroit, avec son immense arbre planté au milieu, est en soit déjà quelque chose d’incroyable. Cela permet de travailler autrement la pièce. Et puis j’ai fait le choix de n’utiliser que la lumière naturelle. Du coup, nous allons devoir aussi nous adapter aux horaires du coucher du soleil. C’est une expérience supplémentaire en soi.
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Juana ficción de La Ribot
Festival d’Avignon
Cloître des Célestins
Place des corps saints
84000 Avignon
du 3 au 7 juillet 2024
durée 1h15
Tournée
05 et 08 septembre 2024 à La Bâtie Festival de Genève, Suisse
13 et 14 septembre 2024 à Condeduque, Madrid, Espagne
Conception de La Ribot & Asier Puga
Chorégraphie et mise en scène de La Ribot
Avec La Ribot, Juan Loriente
et Emilio Ferrando (clarinette), Fernando Gómez (flûte), Xavier Olivar (alto), Joan Germán Oliveros (saxophone), Víctor Parra (violon), Juan Carlos Segura (synthétiseur), Zsolt G. Tottzer (violoncelle), le chœur polyphonique Schola Cantorum Paradisi Portae : Marcos Castrillo Sampedro (ténor), Alberto Cebolla Royo (baryton), Rubén Larrea Perálvarez (alto), Alberto Palacios Guardia (ténor)
Dramaturgie de Jaime Conde Salazar
Direction musicale d’Asier Puga
Musique originale d’Iñaki Estrada
Musique d’Alexander Agricola, Álvaro Martín, Johannes Ockeghem, Josquin des Prés, Pierre de la Rue
Son d’Álvaro Martín
Lumière d’Eric Wurtz
Création des costumes d’Elvira Grau
Confection des costumes – Elvira Grau, Marion Schmid
Consultation en musicologie – Alberto Cebolla
Arrangements, composition originale et musique électronique – Iñaki Estrada
Espace sonore et musique électronique – Álvaro Martín