Qu’est-ce que Molière et l’Illustre Théâtre ont à enseigner aux compagnies d’aujourd’hui ?
Johana Giacardi : Quand j’ai découvert Le Roman de monsieur de Molière de Boulgakov, je me suis beaucoup identifiée à ce parcours. On venait de faire un premier spectacle qui n’avait pas rencontré son succès. Alors j’ai proposé à mon équipe de partir sur les routes avec notre caravane pour jouer un spectacle nommé Le Camping Show à destination des vacanciers. Dans cette itinérance, j’avais apporté ce roman. J’y ai découvert un Molière qui lui aussi avait essuyé des échecs, qui lui aussi avait proposé à son équipe, après des déboires à la capitale, de partir, quitter l’institution et inventer d’autres moyens de représentation. On identifie tout de suite Molière à la cour, à la gloire, à la reconnaissance, à l’écriture. Mais avant toute cette reconnaissance, il y a eu tout un parcours plus méconnu, qui a pourtant duré treize ans.
L’âge d’or, pour Molière, se trouve-t-il dans l’instabilité des jeunes années ou dans le confort des dernières ? Pourquoi choisit-on volontairement de faire de l’ombre sur des épisodes qui nous arrangent moins ? Ceux-ci font partie de notre métier, et c’est peut-être ce que l’on pourrait dire aux compagnies : l’erreur est humaine, et elle n’empêche pas de devenir un monstre sacré [rires].
Molière permet aussi de raconter une certaine stratégie de l’artiste, où la possibilité de créer se joue dans une négociation avec le pouvoir, avec ce qu’il est possible de dire. C’est une posture que l’on idéalise peu…
Johana Giacardi : C’était aussi une manière d’interroger la représentation que l’on se fait du « geste théâtral fort ». Au théâtre, la performance de virtuosité ne m’intéresse pas. Je crois que je trouvais dans Molière un allié là-dedans, notamment dans son rapport à la farce, souvent considérée comme un genre mineur. Ça part d’une douleur, de la peur que ce théâtre fait de pas grand chose ne puisse pas être reconnu comme œuvre. Quand je suis partie jouer dans les campings, j’ai retrouvé une approche directe, simple, une forme de théâtre plus populaire. Je m’y suis sentie à ma place. Tout artiste est confronté, dans sa carrière, à la nécessité de se plier à certaines attentes. L’histoire de Molière le raconte : la négociation avec le roi, les pièces censurées, la façon dont il garde malgré tout son cap. Ce sont des rapports étonnants, mais encore aujourd’hui, on a besoin de passer par là pour jouer.
Comment avez-vous approché cette biographie tant parcourue ?
Johana Giacardi : Tout l’objectif, dans l’écriture, était de rendre cela partageable aussi à des gens qui ne s’intéressent pas de près au théâtre. Et donc de raconter à la fois la quête d’un homme amoureux du théâtre, mais aussi, tout simplement, la quête d’un homme. On avait aussi envie de s’amuser à décevoir certaines attentes. Au début du spectacle, je fais dire à Anaïs : « Vous n’entendrez pas les grands tubes ». L’idée était d’entendre la vie de Molière telle qu’on n’a pas forcément l’habitude de l’entendre, en insistant beaucoup sur les années de démerde, d’itinérance et d’errance.
D’ailleurs, je m’y suis davantage identifiée qu’à la seconde partie de sa vie, plus obscure — le Molière vieux, fatigué, installé à la cour que montre le film d’Ariane Mnouchkine, que j’ai beaucoup regardé. La vision que j’avais, c’est qu’une fois arrivé à la cour, les choses se compliquaient énormément pour Molière. L’institution le reconnaît comme auteur, et autour de lui, quelque chose se sclérose. On le remarque nous-mêmes au sein de la compagnie : on fonctionne de manière assez horizontale, mais dès que l’institution arrive, elle détermine des rôles. Ces questions, je ne me les posais pas autant quand j’ai commencé à écrire le spectacle. Aujourd’hui, elles apparaissent très fort.
Dans la pièce, sur le modèle de Molière en passe d’obtenir le titre de Troupe du Roy, vous demandez : « Est-ce que nous, on irait jouer à l’Elysée ? » Avez-vous trouvé une réponse ?
Johana Giacardi : Cette réplique m’est venue alors que l’on présentait une étape de travail à la Fonderie, au Mans. Laurence Chable, collaboratrice historique de François Tanguy au Radeau, était venue me voir en me disant : « Vous vous tapez la tête de Molière, mais est-ce que vous ne feriez pas le même chemin jusqu’à l’Élysée ? » Cette phrase m’avait angoissée, mais j’y reconnaissais dans le même temps quelque chose. Je m’étonne souvent que l’on n’assume pas plus que cela notre désir de reconnaissance. Dans les premières années où j’ai fait du théâtre, j’étais entourée d’artistes qui disaient s’en foutre de la reconnaissance et de l’institution. Moi, je voulais dire que je ne m’en foutais pas du tout, et que je n’attendais que ça, d’être reconnue.
Dans cette question, il y avait le besoin de montrer une angoisse — celle d’être réduite à ce ridicule désir carriériste — et, en même temps, la volonté de dire que cette question nous traverse. Je n’y trouve d’ailleurs pas de réponse. L’Élysée, bien sûr, je ne m’y projette pas. Mais au-delà de ça, il s’agit d’une forme d’ascension sociale. On l’a vu à Avignon, après avoir eu un article dans Le Monde cet été : on voyait dans le regard des spectateurs qu’ils l’avaient lu, et qu’ils essayaient de comprendre si on l’avait mérité. La question de l’ascension est posée dans l’œuvre de Molière. Il voulait arriver quelque part. C’est un besoin que j’ai aussi et dont je n’ai pas envie de rougir.
Justement, vous mettez en scène la critique dans le spectacle, avec une caricature assez tendre du Masque et la plume.
Johana Giacardi : Quand Molière arrive à la cour, il découvre ce salon littéraire tenu par la marquise de Rambouillet. Lors des premières improvisations, on s’amusait à imaginer la façon dont ce salon devait se dérouler, sans vraiment trouver. Plus tard, en me questionnant à nouveau sur ce salon, j’ai pensé au Masque et la plume. On a commencé à sélectionner des petits extraits et à faire des play-back. C’était tout de suite hilarant, et il y avait une résonance forte. On a fini par faire un montage, avec comme consigne que les extraits fassent écho au spectacle. C’était à la fois une autocritique, presque, du spectacle, et à la fois une caricature de la critique. Le Masque, c’est souvent tordant. Les critiques y jouent aussi des rôles. Il y a quelque chose d’une méchanceté, aussi. C’est aussi comique parce qu’y ressortent des mauvais traits de l’humanité. Cette séquence n’a jamais autant résonné qu’à Avignon pendant le temps du festival.
Il semble aussi que vous ayez voulu rendre justice à Madeleine Béjart…
Johana Giacardi : Oui, quand même ! En tombant amoureux d’elle, Molière tombe aussi amoureux du théâtre. Elle l’initie à l’amour et au théâtre. Il était aussi important de rendre visible ce personnage féminin. En revanche, je ne voulais pas porter de regard moralisateur sur le drame amoureux avec Armande Béjart.
François Tanguy vous a vraiment offert une chaise de camping ?
Johana Giacardi : Oui [rires] ! C’est une histoire assez folle. Alors que l’on travaillait chez lui, à la Fonderie, il nous a invité dans la caserne, un espace de répétition. L’avant-veille, j’avais acheté une chaise de camping à motif fleuri. En arrivant dans la caserne, j’en ai vu une identique. J’ai demandé à François s’il était d’accord pour nous donner la chaise afin qu’on la mette sur scène, et qu’elle nous accompagne sur La Saga de Molière. Il nous a dit : « Oui, j’accepte, mais normalement, je les utilise pour travailler avec mes étudiants ; par exemple, je leur demande de s’asseoir et je leur demande des choses comme “Qu’as-tu fait le 9 septembre 1992 ?”« Il se trouve que c’est mon exacte date de naissance. On s’est dit qu’il se passait quelque chose de divin avec cette chaise. Ça nous faisait beaucoup rire. À la fin, nous voulions lui donner une place dans le spectacle — qu’il y ait une trace de cet événement.
Y a-t-il un lien entre votre théâtre et celui du Radeau ?
Johana Giacardi : L’utopie, je crois. C’est une troupe, qui, comme Mnouchkine, a décidé d’un lieu à soi, de se construire avec et sans les institutions, en gardant une forme de liberté.
Pouvez-vous nous en dire plus sur votre prochaine création, prévue pour octobre ?
Johana Giacardi : Ça s’appellera C’est pas parce qu’on n’a rien à dire qu’il faut fermer sa gueule, et nous la créerons en octobre, à Marseille, au théâtre des Bernardines. Après La Saga, j’ai fait une dépression. J’ai commencé à m’interroger : comment continuer après ça ? Puis j’ai découvert une émission de radio de nuit intitulée Allô Macha, diffusée entre les années 70 et les années 2000, qui reposait sur des confidences d’auditeurs et d’auditrices qui appelaient, tard dans la nuit. Macha Béranger les écoutait et leur répondait. Pendant plus de trente ans, toute une communauté s’est constituée autour de cette émission. J’ai eu envie de transposer cette émission au théâtre en inventant un dispositif circulaire fondé sur l’écoute et la confidence, pour inviter des spectateurs et spectatrices à une sorte de veillée moderne dans laquelle il serait possible de tout dire.
Propos recueillis par Samuel Gleyze-Esteban
La Saga de Molière de Johana Giacardi
Festival Paris l’Été
Lycée Jacques Decour
12 Av. Trudaine, 75009 Paris
Du 10 au 12 juillet 2024
Durée 1h35
Écriture et mise en scène Johana Giacardi
Avec Anne-Sophie Derouet, Nais Desiles, Johana Giacardi, Edith Mailaender, Olivia Oukil
Création sonore Juliette Sebesi
Décors et accessoires Camille Lemonnier
Assistée de Julie Cardile et Edith Mailaender
Création lumière Lola Delelo
Création costumes Albane Roche Michoudet, Naïs Desiles, Johana Giacardi et Camille Lemonnier
Collaboratrice artistique Lisiane Gether