Richard III, c’était le rôle de sa vie, peut-être même le dernier qu’il aura l’occasion de jouer dans sa carrière. Il faut dire que le caractère de l’acteur interprété par Joan Carreras et celui du personnage shakespearien cumulent les similitudes. Bien sûr, aucun cadavre n’est à déplorer du côté du comédien, mais la soif de pouvoir – ou le besoin de reconnaissance – qui l’anime l’emmène malgré lui sur les pas du roi sanguinaire. Avec Història d’un senglar, Gabriel Calderón tresse un texte qui se balade en permanence entre la plume de Shakespeare et le récit personnel de cet interprète, donnant lieu à une performance d’une belle générosité et d’une grande sincérité.
Au diable la bienséance
Loin de chercher à faire consensus sur des thématiques socialement acceptables au XXIe siècle, Gabriel Calderón trace pour son comédien une voie plus complexe, sur des sujets pourtant sensibles à la polémique. Moqueries et condescendance sont la règle pour cet homme qui, au fil de son intense monologue au rythme soutenu, dévoile en réalité son aigreur envers ses semblables. Car avant d’interpréter Richard III, cet acteur n’a connu que les seconds rôles, condamné à jouer les faire-valoir durant l’ensemble de sa carrière quand il se pensait au contraire capable d’apporter sa vision personnelle du théâtre. Alors quand l’occasion se présente enfin, impossible de résister à interpréter l’une des plus grandes figures tragiques du théâtre élisabéthain, quitte à forcer le passage jusqu’à mener le projet à son terme.
Dans le sillon de son ascension, le double de Joan Carreras laisse en effet quelques débris. Fâché avec son metteur en scène après l’avoir insulté pour son incompétence, virulent envers ses partenaires de jeu pour leur manque d’ambition, agressif face au public dont il regrette l’ignorance, amer contre l’institutionnalisation du théâtre qui aurait perdu son sens… Et si la rancœur d’un homme dissimulait en réalité un système à bout de souffle ? En cherchant à retrouver toute la poésie des mots de Shakespeare et la manière dont ils peuvent entrer en écho avec notre société contemporaine, le comédien ouvre finalement une profonde réflexion sur le théâtre lui-même. À l’apparat et aux mondanités, il préfère le geste artistique comme approche nécessaire du spectacle vivant. Or pour cela, il n’y a plus besoin de rien d’autre qu’un acteur et un texte.
Le théâtre est mort, vive le théâtre
Si Història d’un senglar ne se passe pas de toute une équipe dans sa conception et sa diffusion, c’est pourtant l’idéal — somme toute extrême — auquel prétendent parvenir Gabriel Calderón et son personnage. Dans la scénographie artisanale et épurée de Laura Clos, l’interprétation de Joan Carreras trouve sa puissance dans les échanges souvent tacites qu’il construit avec les spectateurs. Car tout ignares soient-ils, le théâtre ne peut en aucun cas advenir sans eux. Dans un rapport de force qu’il impose de lui-même, l’acteur au plateau use ainsi d’autant d’humour et d’autodérision que d’émotions et d’intensité dramatique. S’autorisant de temps à autre le masque de la condescendance, il met finalement à profit son temps de parole pour donner une leçon au public, dans tous les sens du terme.
Història d’un senglar fait partie de ces formes dont l’apparente légèreté ne fait qu’alimenter l’efficacité et la teneur. Comme pour appuyer son propos sur l’indispensable dénuement du théâtre, Gabriel Calderón confie son texte déjà plein de sens à un interprète qui le fait sien avec beaucoup de naturel et de talent. Après plus d’une heure d’invectives et de confessions, Joan Carreras aura finalement moins parlé de lui-même ou de Richard III que du théâtre et de notre rapport à lui… Brillant !
Peter Avondo
Història d’un senglar (o alguna cosa de Ricard) de Gabriel Calderón
Festival d’Avignon – Théâtre Benoît XII
Du 12 au 21 juillet 2024
Durée 1h10
Avec Joan Carreras
Texte et mise en scène Gabriel Calderón
Traduction Joan Sellent
Traduction pour le surtitrage Laurent Gallardo (français), Ailish Holly, Eulàlia Morros (anglais)
Scénographie Laura Clos « Closca »
Lumière Ganecha Gil
Costumes Sergi Corbera
Assistanat à la mise en scène Olivia Basora
Conception personnage et assistanat costumes Núria Llunell
Régie générale Roser Puigdevall
Régie son Ramón Ciércoles
Direction technique Pere Capell
Équipe technique Àngel Puertas
Machinerie Lluís Nadal « Koko »
Photographe Felipe Mena