Gwenaël Morin © Gwenaël Morin
Gwenaël Morin © Gwenaël Morin

Gwenaël Morin, Quichotte du théâtre

Le metteur en scène, qui a enchanté les spectateurs lors du dernier Festival d’Avignon par sa folle version du "Songe", se confronte, pour cette édition dédiée à la langue espagnole, à l'œuvre de Cervantès. Entretien dans les murs de la Maison Jean Vilar, à Avignon.

Gwenaël Morin : Non ! Trouver Quichotte, ce n’était pas le but.  Quichotte, c’est un autre nom pour dire la complexité du monde. Et monter Quichotte signifie pas dire quelque chose de lui mais élargir le monde à travers l’angle singulier de Cervantès. On ne résout jamais un chef d’œuvre. Je conçois un spectacle non pas comme un rendu ou une affirmation mais comme la mise au point d’un outil qui nous permet à nous, acteurs, d’essayer de mieux comprendre le monde et d’inviter des spectateurs à participer à cette aventure, à nous suivre dans les quelques pas d’avance qu’on a dans ce territoire à inventer. Inlassablement. 

Quichotte d'après Miguel Cervantes, mise en scène de Gwenaël Morin © Christophe Raynaud de Lage
Quichotte, mise en scène Gwenaël Morin © Christophe Raynaud de Lage

Gwenaël Morin : Le théâtre n’est pas un support d’enregistrement. On pourrait se munir d’une caméra et se lancer dans une forme de documentaire, en prise plus ou moins avec la réalité et qui pourrait même devenir un film de fiction : quelque chose serait enregistré et existerait indépendamment des gens qui l’ont pratiqué… Alors qu’au théâtre, quand on joue un spectacle, il y a quelque chose qui est à l’œuvre tout le temps, qui est en relation avec le temps présent, qui est vraiment une expérience singulière en soi.

Gwenaël Morin : Peut-être pas grand-chose. On crée une situation d’écoute, d’attention, d’abstraction à soi-même, d’abolition du nombril. Être attentif c’est devenir tout ouïe au monde. La philosophe Simone Weil disait qu’être attentif, c’est détruire du mal en soi, à l’intérieur de nous. Si je contribue avec un spectacle à détruire du mal en moi spectateur, c’est déjà pas mal. Réussir à produire chez le spectateur une capacité d’attention, d’étonnement, de disponibilité à ce qui advient, disponibilité à l’autre, à l’inconnu, au mystère, à ce qui n’est pas encore écrit… Dans le cas d’un spectacle, pour moi, c’est transmettre quelque chose qui ne peut pas s’articuler dans les mots, mais qu’on peut retrouver par le souvenir de la communauté que nous avons été à entendre cette chose-là. On transmet quelque chose qui n’est pas de l’ordre de ce qui est dit, qui est de l’ordre d’une présence très particulière et très singulière au monde, c’est de ça dont je suis à la recherche, c’est indépendant de ce qui peut être dit. 

Gwenaël Morin : Avoir quelque chose à dire ? Je ne pense à avoir quelque chose à dire de particulier, j’ai juste une certaine capacité à expérimenter le réel et ensuite à en livrer des formes. Sinon je ne monterais pas Cervantès, Molière, je n’irais pas en terre connue. Je pense qu’il est possible de dire quelque chose de l’humanité, de notre rapport au monde auquel la parole donne accès mais qu’elle ne peut pourtant pas contenir.  

Gwenaël Morin : Le thème du festival m’y a poussé. Cervantès écrit quatre-vingts ans ans après la découverte de l’Amérique, le pire des génocides s’est produit, il y a eu près de soixante millions de morts parmi la population amérindienne et l’Europe est traversée par des guerres terribles. Des champs de bataille partout. Lui-même a été soldat, laissé pour mort à la bataille de Lépante, finalement prisonnier, échangé contre rançon cinq ans après. Son roman est décollé de cette histoire, comme s’il proposait une échappatoire, une brèche dans cette catastrophe au cours de laquelle toutes les familles avaient perdu un proche en Amérique et en Europe. Le roman agglomère des choses disparates : des fragments de poésie, d’autres textes à lui, d’autres histoires, des discours philosophiques sur les arts et les lettres… c’est aussi une des vertus du projet européen, dans lequel s’intègrent des cultures. Il faut que cela se fasse avec soin, il ne faut pas être candide. Il y a la possibilité de rejoindre un projet plutôt que d’imposer un projet par la conquête, ce qui a été l’apanage de l’Occident. On retrouve cette dimension utopique dans le roman de Cervantès.

Il y a une catastrophe plus grande, c’est l’apanage d’un système. Pourquoi d’un côté, l’humanité a-t-elle une puissance de feu avec l’accumulation d’argent et de l’autre un tel dénuement, et pas seulement de pauvreté sociale : un tel manque d’imagination ! Le véritable drame, il est là : on est incapable d’imaginer à changer le monde, alors qu’on pourrait tout transformer. Pourquoi n’arrive-t-on pas à imaginer un projet de société qui nous enthousiasme suffisamment, pour qu’on se dise « tant pis s’il y a quelques profiteurs, allons-y ensemble, construisons la possibilité d’être humains, d’avoir une vie dans cet univers ». On a besoin infiniment des fous, des poètes pour nous donner la force d’imaginer. Quand on voit l’intelligence artificielle qui prend le relais sur notre capacité à rêver, à écrire. Il ne faut pas abdiquer. Il faut pouvoir imaginer des mondes qui n’existent pas.

Quichotte d'après Miguel Cervantes, mise en scène de Gwenaël Morin © Christophe Raynaud de Lage
Quichotte, mise en scène Gwenaël Morin © Christophe Raynaud de Lage

Gwenaël Morin : Je voulais faire un contrepoint du Songe. L’idée du monologue s’est imposée, il fallait que je trouve avec qui le faire. J’ai eu l’intuition de Jeanne Balibar. Une pièce de théâtre est écrite comme une partition, le roman c’est autre chose, vous le lisez seul. Mais ce monologue je ne voulais pas en faire un seul en scène. On s’est réunis avec Thierry et Marie-Noëlle [Genod], et au regard de l’immensité de l’œuvre, on a tiré au hasard des chapitres : six du tome I et six du tome II . On a placé dans deux chapeaux 128 petits papiers pour autant de chapitres et on a tiré au hasard. On a un peu reculé devant l’épisode des moulins à vent, on craignait que cela fasse « tarte à la crème », et finalement, on l’a intégré.

Après, on a projeté le texte sur un mur et on a essayé d’illustrer les actions, d’imiter, de mimer puis on s’asseyait encore face à l’écran, on travaillait le passage du verbe écrit à la parole. Puis on a abdiqué l’idée de prendre des chapitres au hasard et je me suis dit qu’on ne ferait pas un digest de Quichotte, on ne s’attacherait pas non plus à un axe de lecture particulier : on commencerait par le début sans renoncer à la possibilité de tout monter mais sans se dire non plus qu’il fallait monter tout pendant trois semaines. On s’arrêterait quand il ne serait plus possible d’aller plus loin, quand le temps nous rappellera à l’ordre, sur le mode : eh, vous êtes des humains, pas des dieux ! J’aime bien cette phrase de Coluche qui inverse l’ordre de « Ce n’est qu’un début, continuons le combat » en « Ce n’est qu’un combat, continuons le début ! » Le début, les débuts, c’est toujours bien. 


Quichotte d’après l’œuvre Miguel de Cervantes 
Festival d’Avignon
Jardin de la rue de Mons – Maison Jean Vilar
Rue Mons
84000 Avignon
Jusqu’au 20 juillet 2024
Durée 1h45

Tournée
18 au 21 septembre 2024 à  Bonlieu, scène nationale d’Annecy
26 septembre au 12 octobre 2024 à La Grande Halle de la Villette au Théâtre Paris Villette, Paris 

15 au 18 octobre 2024 au TnBA, CDN de Bordeaux
07 et 08 novembre 2024 à Malraux, scène nationale de Chambéry
14 et 15 novembre 2024 aux Salins, scène nationale de Martigues
20 au 23 novembre 2024 au Théâtre St Gervais, Genève
26 au 28 novembre 2024 à La Filature, scène nationale de Mulhouse
semaine du 10 mars 2025 au  Théâtre Vidy-Lausanne
18 au 22 mars 2025 Théâtre Sorano, Toulouse / en co-accueil avec le Théâtre Garonne 
25 au 26 mars 2025 à La Coursive, scène nationale de La Rochelle
29 au 30 avril 2025 au Théâtre du Bois de l’Aulne, Aix-en-Provence

Adaptation, mise en scène et scénographie de Gwenaël Morin
Avec Jeanne Balibar, Thierry Dupont, Marie-Noëlle, Léo Martin
Lumière de Philippe Gladieux
Assistanat à la mise en scène Léo Martin
Travail vocal Myriam Djemour
Costumes d’Elsa Depardieu
Régie générale et lumière de Loïc Even
Régie plateau de Jules Guittier

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