Le sublime n’aura pas attendu l’entrée du public pour advenir. Alors que les spectateurs font leurs premiers pas hésitants dans l’obscurité qui les accueille, Sorour Darabi et ses interprètes ont déjà commencé leur performance, ou bien ils n’ont jamais véritablement quitté ces Mille et une nuits. Par leur présence, par leur lenteur, par la proximité de leurs corps qu’ils semblent déjà offrir à celles et ceux venus les regarder, chacun d’entre eux s’active imperceptiblement. Dans un rythme étiré, poétique, les silhouettes développent délicatement leurs gestes dans la pénombre, tandis que les blocs de glace suspendus qui les entourent dégoulinent lentement dans une couche d’eau qui recouvrira bientôt tout le tapis au sol.
Dans cet espace vaporeux qui emprunte tantôt au rêve, tantôt au cauchemar, le chorégraphe iranien développe un univers sensible et sensoriel qu’il conçoit comme la traversée d’une expérience. Ici tout se répond et s’alimente dans un objet artistique d’une rare beauté qui, bien que s’inspirant de la structure du conte populaire, va chercher plus loin que le récit lui-même. Dans sa version des Mille et une nuits, Sorour Darabi place les corps dans une forme d’attente et de soumission, leur offrant parfois un rare sursaut de combativité dans un espace-temps qu’ils semblent essentiellement subir. Concevant ainsi une forme aux allures d’opéra, l’artiste donne tout son sens à sa volonté de rendre visibles les corps et les voix des personnes trans et hors de toute normativité, devenues ici le visage pluriel et déconstruit de Shéhérazade.
Le feu et la glace
Comme ces cheveux pris dans la glace et que le temps finira par libérer, comme ces blocs suspendus par des chaînes qui s’affranchiront un jour de leurs entraves, il s’agit dans ces Mille et une nuits de donner le temps à ces corps de se révéler, de s’emparer de leur droit d’être. Dans les costumes d’Anousha Mohtashami, et au gré des superbes lumières créées par Shaly Lopez, les interprètes disparaissent et apparaissent, se dissimulent et se dévoilent, comme des créatures nocturnes attendant le meilleur moment pour émerger. Il viendra, cet instant, devant ce public pris à témoin d’une longue mais inéluctable libération. Il prendra sa forme et sa puissance dans l’écriture conjointe de la scénographie d’Alicia Zaton, de la chorégraphie de Sorour Darabi et des compositions musicales de Pablo Altar et Florian Le Prisé.
Chaque élément de cette création performative concourt à créer un voyage onirique qui s’exprime dans une langueur contemplative d’où surgit une sensualité brûlante. Comme emprisonnés dans des carcans qui ne leur appartiennent pas, les corps y évoluent contraints mais finissent par succomber peu à peu à leurs instincts, à leur essence profonde. La nature de l’esprit et de la chair s’engage ainsi dans un combat contre la culture de la norme. Dans les Mille et une nuits de Sorour Darabi, la lutte n’a rien d’une évidence qui s’exprimerait comme on lance un slogan militant. Elle vise au contraire, à force de patience, de dévotion et d’équilibre, à rendre visible ce que le monde voudrait laisser caché, à prendre une place nécessaire que la société s’entête à refuser. Sublime.
Peter Avondo
Mille et une nuits de Sorour Darabi
Festival Montpellier Danse
Du 28 au 30 juin 2024
Durée 2h15
Tournée
19 au 22 septembre 2024 : Arsenic, Centre d’art scénique contemporain, Lausanne, Suisse
16 au 19 octobre 2024 : Initiatives d’Artistes – La Villette, Paris, CND de Pantin, dans le cadre du Festival d’Automne
8 au 9 novembre 2024 : Tanzquartier Wien, Vienna, Autriche
5 au 6 avril 2025 : Teatros Del Canal, Madrid, Espagne
Chorégraphie, conception, textes et direction artistique : Sorour Darabi
Performeurs, chanteur, acteurs et musiciens en live : Aimilios Arapoglou, Li-Yun Hu, Felipe Faria, Lara Chanel, Sorour Darabi, Pablo Altar, Florian Le Prisé et Ange Halliwell
Composition musicale : Pablo Altar, Florian Le Prisé
Coach vocal : Henry Browne
Création lumière : Shaly Lopez, Dani Paiva de Miranda
Scénographie : Alicia Zaton
Costumes : Anousha Mohtashami
