Ce n’est pas Elizabeth Costello qui ouvre le spectacle qui porte son nom, adapté par le metteur en scène polonais Krzysztof Warlikowski au palais des Papes pour la dernière semaine du festival. À la place, les yeux en amande vides d’Ann Lee, personnage de manga en 3D, protagoniste de la très belle, très mélancolique vidéo Anywhere out of the world de Philippe Parreno et Pierre Huyghe, s’ouvrent grand sur le mur de la cour en début de spectacle. Sur le plateau éclairé par le reflet de la projection, on distingue : une cage en verre, possible vivarium humain, une moquette moche, genre salle de conférence, et du mobilier de bureau. À jardin, un lit et des toilettes — après le bidet et la pissotière d’Angelica Liddell, décidément !
Les produits prennent vie
« I am a product freed from the marketplace I was supposed to fill », affirme Ann Lee de sa voix de robot, infléchissant (ou élargissant) le regard dès le frontispice de l’œuvre. Au Japon, Ann Lee a été produite puis abandonnée, avant que le duo de français n’acquière le design pour lui faire dire ce « creux » existentiel. L’auteur sud-africain J. M. Coetzee a lui fait naître Elizabeth Costello dans The Lives of Animals, puis a dédié un livre éponyme en 2003 à cette intellectuelle de fiction dont le corpus, tout aussi fictionnel, n’en dialogue pas moins avec de grands auteurs bien réels — Aristote, Marx, Arendt, Kafka, etc.
Placé dans ce cadrage, Elizabeth Costello. Sept leçons et cinq contes moraux se déploie alors comme un impressionnant assemblage, qui non seulement puise dans le matériau le plus anti-dramatique qui soit — des conférences données dans des lieux transitoires et aseptisés — mais qui redouble cette dramaturgie toute oratoire de la figuration bouleversante : celle d’un personnage saisi dans sa contingence matérielle.
Sidération
D’un colloque à une cérémonie de remise de prix, d’une université à un paquebot sur arrière-plan de fonte glaciaire, les prises de paroles de l’intellectuelle vieillissante constituent la trame principale de la pièce, volubile. S’y articule une pensée controversée, obsédée par le bien et le mal, capable de digresser sur la sexualité avec les dieux et engagée de plus en plus éperdument dans la protection animale, jusqu’au point limite : la comparaison avec l’Holocauste. Dans une deuxième partie, le lien se resserre entre une dame désormais affaiblie et son entourage.
D’une certaine façon, ce que teste Warlikowski après Coetzee, c’est l’élasticité de la pensée humaine, avec la marionnette Costello pour cobaye. Théâtralement, le résultat sidère, mais il sidère en mode « slow burn », lentement : l’absence d’effets narratifs et la relative discrétion d’un dispositif non moins virtuose laisse se former une réalité en porte-à-faux. Les logos des endroits successifs que traverse l’héroïne (les Stowe Awards, le Northern Lights) y tournent en rond en fond de scène comme pour tenter d’ancrer ce monde décharné dans ses signes-repères. La pièce s’achève sur le visage de l’héroïne agrandi en vidéo, dans cette cage en verre : une existence qui ne tient qu’aux mots capturée au moment où la parole s’arrête.
Kafka reste éveillé
Beaucoup plus vertigineux qu’il pourrait en avoir l’air avec son esthétique corporate et son décor qui se remodèle habilement mais change finalement peu (on est loin du monde dantesque de Hollywood, sur les souvenirs duquel nous étions restés), Elizabeth Costello semble examiner constamment, dans sa mise en scène, son mode d’existence. Cela jusque dans le jeu des comédiens, tous fabuleux, dont le mode de jeu profond, presque cinématographique, produit un fascinant effet d’étrangeté sur ces arrière-plans vidéo en image de synthèse.
Retournant au festival d’Avignon pour la première fois depuis 2013, Warlikowski livre une pièce passionnante, bien que demandante (la cour, en cette fin de festival, a perdu quelques poignées de spectateurs, mais ceux-ci auront tout à gagner à la revoir en salle). Et offre une image en miroir si spéciale pour l’assemblée des spectateurs : celle d’un personnage de fiction, pure idée sans chair, obnubilée par l’humain, et davantage encore par l’animal dans l’humain. « Kafka reste éveillé dans les pauses ou nous dormons », dit Costello à un moment de la pièce. Il faut toujours que quelqu’un soit là pour nous penser.
Samuel Gleyze-Esteban – Envoyé spécial à Avignon
Elizabeth Costello. Sept leçons et cinq contes moraux
Festival d’Avignon
Du 16 au 21 juillet 2024
Durée 4h avec entracte
Avec Mariusz Bonaszewski, Andrzej Chyra, Magdalena Cielecka, Ewa Dałkowska, Bartosz Gelner, Małgorzata Hajewska-Krzysztofik, Jadwiga Jankowska-Cieślak, Maja Komorowska, Hiroaki Murakami, Maja Ostaszewska, Ewelina Pankowska, Jacek Poniedziałek, Magdalena Popławska
Texte d’après Elizabeth Costello, L’Homme ralenti, L’Abattoir de verre deJ. M. Coetzee
Collaboration au texte Łukasz Chotkowski, Mateusz Górniak, Anna Lewandowska
Scénario Piotr Gruszczyński, Krzysztof Warlikowski
Mise en scène Krzysztof Warlikowski
Costumes et décors Małgorzata Szczęśniak
Lumière Felice Ross
Dramaturgie Piotr Gruszczyński
Collaboration artistique Claude Bardouil
Musique Paweł Mykietyn
Vidéo Kamil Polak
Maquillage Joanna Chudyk, Monika Kaleta
Traduction pour le surtitrage Margot Carlier (français), Artur Zapałowski (anglais)
Assistanat à la mise en scène Jeremi Pedowicz
Régie générale Paweł Kamionka
Régie plateau Łukasz Jóźków
Régie vidéo Tomasz Jóźwin
Régie Lumière Dariusz Adamski
Régie son Mirosław Burkot
Captation vidéo Bartłomiej Zawiła
Surtitrage Zofia Szymanowska
Machinerie Wojciech Sadowski, Łukasz Żukowski
Accessoires Tomasz Laskowski
Habillage Kajetan Korcz, Sylwia Szefer