Pour quelle raison avez-vous créé ce duo, M&M, avec Marion Alzieu et Mwendwa Marchand ?
Amala Dianor : J’avais envie de proposer à nouveau une petite forme pour enrichir le répertoire de la compagnie qui compte plus d’une vingtaine de pièces. L’autre raison tient à Mwendwa et à sa danse, le dancehall, qui vient de la Jamaïque. C’est tout un univers avec un style musical, comme le reggae et le ragga (la version rap du reggae), scandé par des riddims (des beats en jamaïcain) et la danse qui lui correspond : le dancehall, caractérisé par des mouvements ondulatoires qui épousent très étroitement la musique.
Beaucoup de danses du hip hop viennent des Etats-Unis, celle-ci vient de la Jamaïque, ce sont donc d’autres attitudes, d’autres postures, d’autres revendications. Je dirais que sa grande caractéristique est la nonchalance, tout se passe dans le « déroulement », la répétition du mouvement : « je te dis ça et ça je le redis encore et encore », contrairement au krump, tout en tension explosive. Comme ce type de danse prend de plus en plus d’ampleur en Europe, je trouvais intéressant de créer une partition qui mette en jeu la danse contemporaine qui est mon univers et le dancehall, cette danse autodidacte qui me rappelle aussi mes origines. Parce que je me suis construit par le hip hop. C’était l’enjeu : voir comment allaient dialoguer ces deux langages.
Comment avez-vous procédé ?
Amala Dianor : Je travaille en règle générale ainsi : une fois la musique lancée, je leur demande de me proposer des phrases qu’ils improvisent, puis, parmi les mouvements qui se dessinent, je tire des fils, je vois comment ils peuvent s’assembler ou non. Tout cela sans idée préconçue d’histoire, de narration. Ce qui m’intéresse, c’est de voir leurs énergies agir et réagir l’une à l’autre. J’avais déjà travaillé avec les deux interprètes : Marion a une énergie très tonique, sa danse, très impactante, est d’une grande physicalité. Mwendwa est dans la douceur, les courbes, la rondeur du mouvement. Ce que je voulais c’est que chacune puisse combler l’espace laissé par l’autre. C’était la même chose pour la musique : j’ai veillé à ce que les riddims disparaissent pour laisser plus d’espace au contemporain. Et pendant la création, le dialogue s’est installé, chacune est allée vers l’autre et c’est tout ce qui m’intéresse, au fond. Aller vers l’autre. Et dans mon travail chorégraphique, ce que je veux c’est montrer l’autre, montrer la danseuse, le danseur, cette personne dans ce qui la définit le plus.
Quand vous viviez au Sénégal pendant votre enfance, vous dansiez déjà ?
Amala Dianor : Je dansais dans la rue. Il y avait le soir des musiciens qui jouaient le sabaar avec les djembés. Les cercles se formaient, et qui voulait danser y entrait. Comme dans le monde du hip hop que j’ai connu à plus tard à Paris.
Comment s’est passée votre arrivée en France ?
Amala Dianor : J’avais perdu tous mes repères : à Paris, on vivait dans 30m2, mais au Sénégal, nous avions une grande maison et surtout, je vivais comme tous les enfants en pleine confiance, car toute la communauté veillait sur nous. J’ai retrouvé cette liberté grâce au hip hop, je pouvais m’exprimer en dansant. Je trouvais mes pairs. Je dansais le sabaar, danse spécifique au Sénégal, très impressionnante encore plus lorsqu’elle est dansée par les femmes. Dans le hip-hop, je retrouvais la même intensité. J’avais huit ans.
Et comment s’est passé la confrontation entre votre savoir et le langage contemporain, lorsque vous avez commencé votre apprentissage de danseur au CNDC d’Angers ?
Amala Dianor : Tout d’abord, ce qui prévalait à tout, c’était le désir d’apprendre à danser autrement, à m’ouvrir à un autre monde. J’avais l’impression, non pas d’avoir fait le tour de la danse hip hop mais tout de même, le contemporain m’offrait la possibilité d’explorer tout un domaine qui m’était interdit en tant que danseur hip hop à l’époque. Par exemple il est inconcevable pour un danseur hip hop de danser en silence. La musique doit toujours être présente, ça fait partie des codes. Je voulais danser librement et à vingt-quatre ans, j’ai donc pris mon premier cours de danse classique. Un challenge, un défi… mais ça, j’en avais l’habitude : le défi est dans la culture hip hop ! J’ai eu mal, mon corps a souffert, il fallait acquérir une autre souplesse, d’autres réflexes. L’autre défi était de trouver qui j’étais comme dans danseur hip hop avec ce que j’apprenais au CNDC, c’est ce qui a construit mon identité et ce qui m’a permis d’aller vers des chorégraphes très différents de moi et de rester moi-même.
Vous aimiez être interprète ?
Amala Dianor : Oh oui ! A l’époque, j’ai adoré danser pour Françoise et Dominique Dupuy [deux grandes figures françaises de la danse contemporaine dont l’enseignement magistral était particulièrement recherché—ndlr]. Une révélation : ils m’ont appris une autre manière d’utiliser mon corps, mon souffle. J’ai adoré travailler avec Emmanuel Gat : avec lui, j’ai appris un autre rapport à mes camarades de scène, il m’a autorisé une certaine liberté que je ne connaissais pas jusqu’alors. Et aussi avec mes copains du CNDC, Hafiz Dhaou et Aïcha M’barek, quel plaisir !
Pourquoi êtes-vous devenu chorégraphe ?
Amala Dianor : Ce qui m’intéresse, c’est concrétiser sur scène cette utopie du « vivre-ensemble ». Quand je suis arrivé en France, j’ai été ramené à mes origines, on me rappelait sans cesse ma couleur de peau. Je suis noir, alors on m’a refusé des stages, on appelait la police etc. Alors que moi, je me suis construit et j’ai grandi en tant que Français. C’est notre rôle d’artiste de convoquer l’inconscient de chacun et d’essayer de faire bouger les choses.
Parlons de Dub, votre création dont on a déjà pu voir des extraits dans le cadre grandiose des Nymphéas de Monet au musée de l’Orangerie à Paris.
Amala Dianor : Ce qui m’intéressait, c’était de donner à voir les gens : « Arrive comme tu es ! Avec toutes nos différences on va essayer d’être ensemble, de trouver une harmonie tout en restant soi-même. » L’Afrique du Sud m’a beaucoup inspiré. Ils ont créé leur propre hip hop issu de la situation post apartheid, il n’y a aucune influence des Etats-Unis. Et je m’y suis retrouvé, en me disant : « Mais je viens d’ici ! C’est ça mes origines, mes racines, c’est le ghetto, l’exclusion et il faut trouver le moyen de s’en sortir ! Et j’ai eu envie d’aller voir comment d’autres danseurs dans d’autres pays avaient inventé leurs danses urbaines à eux. Je suis allé en Inde où j’ai rencontré Sangram Mukhopadhyay qui mélange danse traditionnelle, le katakali, et le waacking des ballrooms de la communauté gay ; au Brésil où le mélange de samba et du footwork hip hop donne le passino. Tous, nous utilisons ce que nous avons, savons, l’héritage et la culture d’aujourd’hui, et cela donne un style unique, ce qui répond en vérité à une des exigences du hip hop: chaque danseur doit être unique.
Vous l’avez dit, dans la culture hip hop, il y a cette notion du défi. Est-ce que vous avez gardé cet état d’esprit ?
Amala Dianor : Tout le temps. C’est cette notion qui m’a amené à être chorégraphe. Le premier défi a été de devenir un danseur contemporain et je me suis lancé celui d’être aussi bon que les meilleurs ! J’ai été le premier danseur de hip hop à intégrer le CNDC d’Angers en 2000. J’ai auditionné devant Régis Obadia et Joëlle Bouvier. Françoise Adret et Marie-France Delieuvin étaient présentes ! Depuis que je suis petit, j’ai toujours eu un don pour la danse, j’imitais Michael Jackson si bien qu’une de mes profs voulait me payer des cours de danse. Mon autre défi a été celui de devenir chorégraphe, et là c’était difficile. Avec un ami du CNDC on a fait un duo qui a eu du succès et on a été immédiatement catalogués comme chorégraphes alors qu’on commençait, on ne l’était pas encore ! Ça m’a interrogé sur ce que voulait vraiment dire être chorégraphe. Ensuite j’ai monté ma compagnie en 2012 et en me concentrant sur ce métier, j’ai compris que ce qui était important ce n’était pas d’être chorégraphe mais de faire une œuvre qui fasse sens, qui fasse date. Je concentre mon énergie pour qu’une œuvre soit juste, qu’elle atteigne l’équilibre parfait.
Dans votre travail, la classification hip hop existe encore ?
Amala Dianor : Non c’est de la danse, ce qui m’intéresse de donner à voir la danse, les gens qui dansent.
Revenons à Dub, qu’on verra à Paris en décembre 25. Quels sont les autres pays où vous avez trouvé des danses et des danseurs ?
Amala Dianor : Les Etats-Unis, le Burkina-Faso où il y a une très forte dynamique de la danse. Il y a aussi des danseurs de Londres, d’Espagne, de France aussi bien sûr où la communauté hip hop est impressionnante.
Quelle était votre spécialité lorsque vous étiez danseur de hip hop ?
Amala Dianor : Le smurf, les vagues. Dans Dub, il y a des danseurs de krump, d’électro, de waacking — qu’on peut apparenter au voguing mais le travail de bras est plus élaboré —, de pantsula qui vient d’Afrique du Sud, de coupé-décalé, de dance hall.
Et au Festival Paris l’été, quel spectacle ferez-vous ?
Amala Dianor : Un concert dansé mis en images : le musicien Awir Leon avec qui je collabore depuis plus de dix ans, Grégoire Korganow qui est à la caméra et a produit les images prééxistantes ou projetées en direct pendant le concert et moi j’interviens pour la partie dansée. Ce ne sera pas de l’impro, tout est déjà écrit.
Quel est votre rapport à la musique ?
Amala Dianor : Parfois la musique arrive avant le processus de travail, parfois je travaille en silence et d’autres fois nous composons la musique pendant que nous élaborons la pièce. J’ai composé une fois un duo avec Denis Lachaud une pièce de trente minutes dont vingt-sept de silence. J’aime faire exister le silence, ça permet de lire une autre musicalité des corps. 100% de silence, je n’ai pas encore tenté.
Que pensez-vous du hip hop aux Jeux olympiques ?
Amala Dianor : On peut le rattacher à une catégorie sportive, ce sont des athlètes. Dans les battles, on juge d’après les critères de musicalité, technique, originalité. De quelle manière les juges vont-ils travailler ? Pour moi la culture hip hop est devenue tellement populaire, qu’elle soit représentée aux Jeux olympiques, c’est une force. Elle est présente dans le monde entier ! C’est aussi dans l’esprit de Pierre de Coubertin : le challenge, faire ensemble, participer.
Comment voyez-vous l’évolution de la danse ?
Amala Dianor : J’ai conscience qu’arrive une nouvelle génération de danseurs très impliquée pour faire bouger les lignes : sur la question du genre par exemple. Ils veulent construire un monde qui soit en corrélation avec ce qu’ils vivent. Accepter de leur faire confiance va permettre de trouver une autre manière d’aborder la question chorégraphique. Nangaline Gomis une danseuse de vingt-quatre ans avec qui j’ai retravaillé le solo Man Rec, m’a bousculé dans mes certitudes. Et c’est bien. Il ne faut pas s’enfermer dans ses certitudes, se contenter de ses propres limites. Jamais.
Propos recueillis par Brigitte Hernandez – envoyée spéciale à Avignon
M&M
Festival off Avignon
La Belle Seine Saint-Denis, La Parenthèse, Avignon, Jusqu’au 6 juillet 2024
tournée
21 septembre 2024 au Théâtre Louis Aragon – scène conventionné danse, Tremblay en France
30 novembre 2024 au Touka Danses, festival Danses métisses, Guyane
5 au 8 décembre 2024 à La Maison des métallos, Paris (Première au plateau )
25 avril 2025 au Cargo, Ségré-en-Anjou, France
6 & 7 mai 2025 à POLE-SUD, CDCN de Strasbourg
Love you, drink water
Festival Paris l’été du 3 au 16 juillet 2024
lycée Jacques Decours, 10,11, 12 juillet 2024, 22h
Tournée
5 octobre 2024 au Théâtre, scène nationale de Mâcon, France
17, 18 octobre 2024 au Lux-Valence, France
18, 19 novembre 2024 au Gymnase Cdcn & NEXT festival, La Condition Publique, Roubaix, France
DUB
Tournée
23 et 24 août 2024 au Haus der Berliner Festspiele, Tanz Im August, Berlin, Allemagne
30 août 2024 à Oriente Occidente, Rovereto, Italie –
2 & 3 octobre 2024 à La Filature, Mulhouse, France
9 au 12 octobre 2024 à la Maison de la Danse, Lyon, France
20 & 21 novembre 2024 à L’empreinte, scène nationale Brive-Tulle, France
24 novembre 2024 à L’Archipel, Perpignan, France
11 au 14 décembre, 2024 au Théâtre de la Ville, Paris, France
18 décembre 2024 au Corum, Montpellier Danse, France
7 février 2025 au Forum, Fréjus, France
11 & 12 février 2025 au Grand Théâtre du Luxembourg, LUX
28 février 2025 à l‘Équinoxe, Scène nationale de Châteauroux
4 mars 2025 à L’Onde, Vélizy, France
7 mars 2025 au Bateau feu, Dunkerque / Le Grand Bain
11 & 12 mars 2025 au Théâtre du Nord, CDN, Lille / Le Grand Bain
18 & 19 mars 2025 au Théâtre Sénart, scène nationale
4 & 5 juin 2025 à l’Opéra de Limoges
LEVEL UP (extrait de DUB)
création 2023 – Pièce pour 11 danseurs.ses et 1 musicien live
du 22 au 24 juillet 2024 dans le cadre des soirées de l’Olympiade culturelle à l’Olympia, Paris
Tournée
14, 15 mars 2025 à l’Espace 1789, Saint Ouen, France
22 mars 2025 au théâtre Louis Aragon, Tremblay-en-France, France