"Absalon, Absalon !" de Séverine Chavrier © Christophe Raynaud de Lage
"Absalon, Absalon !" de Séverine Chavrier © Christophe Raynaud de Lage

« Absalon, Absalon ! », le Faulkner synesthétique de Séverine Chavrier

À la FabricA, Séverine Chavrier présente une adaptation attendue du roman éponyme de l'auteur américain et atteint, parmi quelques longueurs, d'impressionnantes hauteurs.

C’est peut-être l’un des plus beaux titres de la littérature moderne, et sans doute le plus beau de ce Festival d’Avignon. Cela importerait peu pour le compte de la pièce de Séverine Chavrier si ce cri de deuil lancé à son fils par le roi David ne signalait pas le dédale de pleurs, de hurlements et de soupirs sans âge qui remplit ses cinq heures. Après avoir adapté La Platrière de Thomas Bernhard, la directrice de la Comédie de Genève s’empare du roman de William Faulkner écrit entre 1934 et 1936, troquant le fin fond de l’Autriche pour le Sud américain.

"Absalon, Absalon !" de Séverine Chavrier © Christophe Raynaud de Lage
© Christophe Raynaud de Lage

Sans qu’il s’affiche comme particulièrement radical dans son concept, le théâtre de Séverine Chavrier procède d’une manière réellement singulière, hétérodoxe, qui partage en l’occurence avec Faulkner l’attitude expérimentale sans chercher cependant à en épouser complètement les contours : l’artiste martèle qu’elle ne cherche pas à mettre en scène le texte. Le roman donne le décor, une maison du vieux Sud décatie hantée par les fantômes. Il offre aussi des personnages : Thomas Sutpen, enfant sans père déterminé à établir une plantation et à y faire prospérer sa dynastie ; ses enfants, Thomas, Judith, Henry, et quelques-unes des nombreuses femmes de sa vie, dont Rosa Coldfield, cueillie prostrée, des décennies après la guerre, par un étudiant de Harvard. Et Chavrier, en quelque sorte, garde ces éléments à l’état de matière : le livre comme un lexique de noms et d’idées à l’intérieur duquel le théâtre impulse sa grammaire.

Au sol, de la terre, qui marque le territoire dans sa réalité triviale, opposant sa matière dérisoire aux délires de grandeur du Blanc sans racines. Au-dessus, un panneau publicitaire où se projette l’omniprésente vidéo de Quentin Vigier. L’écran juxtapose les angles de caméras fixes, des images préenregistrées et d’autres captées en direct par l’invisible opératrice Claire Willeman. Dans les hauts-parleurs, au gré du travail sonore de Chavrier et Simon d’Anselme de Puisaye, les voix microtées se superposent, la vulgarité côtoie la tragédie, et la musique live d’Armel Malonga fait irruption entre deux élégies pour violon. Le super-point de vue qui naît de cette surcharge semble épouser le mouvement de l’histoire — pas sa distance critique mais son souffle infernal, telle la tempête prise dans les ailes de l’Angelus Novus chez Walter Benjamin.

"Absalon, Absalon !" de Séverine Chavrier © Christophe Raynaud de Lage
© Christophe Raynaud de Lage

La « seule et unique catastrophe » sur laquelle l’ange de l’histoire pose les yeux dans le texte du philosophe allemand devient le remous cyclique des thèmes et des douleurs — l’inceste, le racisme, le métissage, le capitalisme, la guerre —dans la mise en scène. C’est l’éternel retour des mots et des figures comme des litanies entêtantes, percolant en bruit de fond mais, une fois superposées, générant dans la salle une cacophonie totale. C’est l’iconographie du capitalisme à l’américaine qui, peu à peu, s’amoncelle sur le plateau, jusqu’à ce que pleuvent des canettes de Coca-Cola vides. Plus intensément encore que dans le roman, les strates temporelles se chevauchent, voyant les interprètes passer d’un costume à l’autre jusqu’à l’étourdissement. Le travail de Chavrier est celui d’une alchimiste, il l’était aussi dans Ils nous ont oubliés, d’après Bernhard : les humains s’inscrustaient dans l’architecture par la force d’un geste total qui mettait au même niveau d’affleurement sensible la scénographie, le jeu, la vidéo et le son.

Cette chimie nécessite encore des ajustements le jour de la première : le spectacle, qui dure, n’arrive justement pas à maintenir tout du long la tension continue, empruntée à l’auteur américain, d’un chaos sans résolution. Sous l’écran imposant qui la surplombe, la scène semble parfois sous-exploitée. Mais lorsque l’ensemble parvient à fomenter cette intensité, transcendant l’incongruité d’éléments disparates (du krump chez Faulkner ?), la mise en scène de Chavrier atteint une stupéfiante beauté baroque capable de faire oublier l’ennui d’autres moments. Ainsi de ce final où la formidable Daphné Biiga Nwanak énumère les membres d’une famille sans fin, d’une famille cassée, avec une voix d’enfant dépossédée, au beau milieu du vacarme : on en pleurerait presque, et les décombres se rempliraient de nos larmes.


Absalon, Absalon ! de Séverine Chavrier d’après William Faulkner
Festival d’Avignon
La FabricA
11 rue Paul Achard, 84000 Avignon

Du 29 juin au 7 juillet 2024
Durée 5h

Tournée
Du 14 au 25 janvier 2025 Comédie de Genève
Les 5 et 6 février Théâtre National du Luxembourg
Les 13 et 14 février Théâtre National de Liège
Les 20 et 21 février Bonlieu, Scène Nationale d’Annecy
Du 25 mars au 11 avril Théâtre National de l’Odéon, Paris
Les 23 et 24 avril Centre Dramatique National d’Orléans

Avec Pierre Artières-Glissant, Daphné Biiga Nwanak, Jérôme de Falloise, Alban Guyon, Adèle Joulin, Jimy Lapert, Armel Malonga, Annie Mercier, Hendrickx Ntela, Laurent Papot, Kevin Bah « Ordinateur »
Avec la participation de Maric Barbereau, Remo Longo (en alternance)
Texte d’après William Faulkner
Traduction et relecture François Pitavy, René-Noël Raimbault 
Adaptation et mise en scène Séverine Chavrier 
Dramaturgie et assistanat à la mise en scène Marie Fortuit, Marion Platevoet, Baudouin Woehl 
Scénographie, accessoires et régie plateau Louise Sari 
Lumière Germain Fourvel 
Musique Armel Malonga 
Son Simon d’Anselme de Puisaye, Séverine Chavrier
Vidéo Quentin Vigier
Cadre vidéo Claire Willemann
Costumes Clément Vachelard 
Conseil dramaturgique diversité et politiques de représentation Noémi Michel 
Éducation des oiseaux Tristan Plot
Collaboration à la lumière Nelly Perre, Thomas Rebou
Collaboration au son Mathieu Ciron, Marco Nüesch, Alizée Vazeille
Collaboration à la vidéo Gilles Borel, Pierre Olympieff
Collaboration à la couture et à l’habillage Aline Courvoisier, Karine Dubois
Assistanat à la scénographie Tess du Pasquier
Assistanat aux costumes Andréa Matweber
Conception des poupées Chantal Sari
Régie plateau Mateo Gastaldello, Sylvain Sarrailh, Mansour Walter
Dessin Alain Cruchon, Gilles Perrier 
Serrurerie Hugo Bertrand, Wondimu Bussy 
Menuiserie Yannick Bouchex, Balthazar Boisseau, Mathias Brügger
Renfort construction Julien Fleureau
Conception motorisation de la voiture Vincent Wüthrich
Direction technique Yves Fröhle 
Soutien technique Terence Prout 
Coordination technique Margaux Blanc, Margaret Labbé 
Direction de production Pauline Pierron 
Production Pascale Reneau 
Assistanat à la production Elyse Blanquet 

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