Icare, Prométhée, Pandore, Sénèque et Shakespeare sont convoqués au pied de la carcasse fumante d’un avion. Les dieux n’ont pas sauvé les Hommes. Le théâtre n’a pas changé le monde. Alors que la société court à sa perte, quinze rescapés d’un crash font dialoguer la réalité tangible de cette apocalypse avec la métaphore du nôtre où elle se dessine dangereusement.
Anatomie d’une chute
Avant le crash, il y avait une promesse. Celle de quinze jeunes adultes, sélectionnés pour changer le monde. Des idéaux de paix, de sororité, d’horizontalité, de bonheur même. Des projets qui, une fois violemment échoués à terre, se révèlent hors-sol. Et à l’image des paysages qui défilent en fond de scène, on ne peut qu’être désolés. Depuis ce no man’s land, la petite équipe repense l’humanité. Sa violence intrinsèque, son arrogance, ses rêves aussi. Nihilisme, discours sentencieux, déni, culpabilité et animosité s’enchaînent dans une série de répliques bien senties.
Aux générations précédentes, la promotion sortante adresse en effet une longue série de doléances. L’état dans lequel elles lui lèguent la planète, la conception aliénante du travail qu’elles ont érigé en système ou encore leur injonction à s’accommoder des discriminations qui traversent la société. Ramenés à leur propre dépendance vis-à-vis de la chaîne alimentaire, ces jeunes adultes trouvent bien vite un meilleur réconfort dans le jeu que dans les stratégies survivalistes.
La catastrophe dans Tragédie, c’est un décor, un fil rouge, une épée de Damoclès. Leur monde, c’est le nôtre (avec un léger décalage horaire). Avec la perspective de l’extrême droite au gouvernement, les monologues prennent une résonance inouïe.
Acteur, réacteur
Dans ce spectacle aux placements presque chorégraphiés, le groupe prime sur tout. Éric Lacascade et David Bobée mettent en scène un grand spectacle choral où chacun est au même niveau. Quitte à avoir perdu de l’altitude, autant chercher l’horizontalité. Malgré tout, chacun tient son morceau de bravoure. Des monologues où la gravité s’avère parfois un peu redondante alors que c’est dans les échanges que l’émotion se montre la plus tangible.
Malgré la présence écrasante du décor, il arrive d’ailleurs que le texte vienne s’abstraire de la situation. Comme si les personnages trouvaient plus de réalité dans les convictions qui les portent que dans la relation aux autres. L’ennui, c’est surtout que les adresses à leurs contemporains tendent à prendre le pas sur les dynamiques de pouvoir qui traversent le groupe. Les conflits y semblent inconséquents. Les amourettes, sans issue. Les micro-actions, rares. Toutes les têtes se tournent dans la même direction, venant à la fois parfaire le travail de chœur et perdre les singularités de chacun.
Mais on pardonne tout à cette pièce qui flirte gaiement entre le manifeste politique et une narration plus classique. On a pour les personnages une empathie qui va croissant et trouve son apogée dans un dernier acte où la spontanéité éclate. Bien avant déjà, les petits jeux révèlent une écriture de plateau à la complicité contagieuse. Le défi d’écriture est tel que le spectacle aura sa propre tournée. Tragédie aura en tout cas créé des tableaux d’une beauté étourdissante dans lesquels la réflexion est mûre, l’engagement fécond et l’intensité dramatique prometteuse.
Mathis Grosos
Tragédie
Textes écrits par les élèves auteur·rices de l’École du Nord du Studio 7 – Ilonah Fagotin, Jean Serge Sallh, Iris Laurent, Clément Piednoel Duval accompagné·es par Éva Doumbia
Théâtre du Nord
4, place du Général de Gaulle
59000 Lille
Jusqu’au 28 juin 2024
Durée 2h30
Mise en scène de David Bobée et Éric Lacascade
Avec les élèves comédien·nes du Studio 7 de l’École du Nord – Yassim Aït Abdelmalek, Félix Back, Poline Baranova Kiejman, Jessim Belfar, Clément Bigot, Sam Chemoul, Jade Crespy, Fantine Gelu, Ambre Germain-Cartron, Loan Hermant, Mohammed Louridi, Ilana Micouin-Onnis, Marie Moly, Chloé Monteiro, Miya Péchillon, Charles Tuyizere
Scénographie de David Bobée et Léa Jézéquel
Lumière de Stéphane Babi Aubert
Vidéo de Wojtek Doroszuk
Musique de Jean-Noël Françoise
Costumes de Mayuko Bobée et Angélique Legrand