Quel cadeau vous a fait monsieur l’administrateur en vous proposant de monter Mais quelle comédie ! Comment vous l’a-t-il apporté ?
Serge Bagdassarian : C’est arrivé durant le confinement. Comme nous ne pouvions pas jouer, Éric Ruf nous avait demandé d’enregistrer des choses de chez nous pour la webtélé de la Comédie-Française. Nous étions tous tristes, car c’était la première fois qu’on se retrouvait si longtemps séparés les uns des autres. Au Français, nous jouons énormément et la troupe se côtoie beaucoup. Le confinement a été quelque chose de complètement surnaturel au niveau de nos vies personnelles, mais aussi au niveau de notre métier. Tout à coup, notre art ne servait plus. Nous étions démunis. À un moment, on s’est tous mis à rêver à ce retour sur scène. Éric Ruf m’a demandé de penser à quelque chose de musical et de joyeux. Comme j’ai toujours aimé le spectacle musical, nous avons commencé à imaginer un cabaret un peu introspectif sur la troupe — c’est-à-dire un spectacle qui parlerait de nous et de ce sevrage imposé, et qui raconterait aussi au public qu’il nous avait manqué.
Et la collaboration avec Marina Hands ?
Serge Bagdassarian : C’est encore une idée d’Éric ! Marina Hands avait été engagée dans la troupe juste avant le confinement. Il nous a proposé de travailler ensemble sur le projet. Nous nous sommes parlé par visio. Cela a été miraculeux ! Nous avions plein de références en commun. Elle a l’avantage d’être anglaise par son père, Terry Hands, et donc d’avoir été biberonnée aux comédies musicales. C’est un genre qu’elle affectionne particulièrement. Elle a assisté à de plein de spectacles que je n’avais vus qu’en vidéo ou entendu sur disque.
Et comme, par sa mère Ludmila Mikaël, aujourd’hui sociétaire honoraire, la Comédie-Française a été son autre biberon, cela tombait bien aussi…
Serge Bagdassarian : Absolument ! Son père a aussi signé des mises en scène au Français. Signer une mise en scène pour son entrée à la Comédie-Française était un peu comme un cadeau de bienvenue. Normalement, quand on rentre au Français, on commence par le jeu.
Le spectacle est composé de choses très intimes que chacun des comédiens et comédiennes a eu envie de raconter. Comment avez-vous pensé votre distribution ?
Serge Bagdassarian : Elle est venue de la volonté des acteurs. Depuis les années Mayette-Holtz, on a une pratique du cabaret. C’est Philippe Meyer qui avait introduit ça. Nous avons très vite eu le goût pour ce genre-là. Alors quand il a été question de faire une sorte de comédie musicale, nous avons reçu plein de candidatures. Très vite, la fameuse feuille que nous donne l’administration pour nous indiquer les disponibilités des artistes est tombée. Et coup de chance, dans ceux qui restaient disponibles, il n’y avait que des Rolls-Royce ! On a d’abord proposé le projet à ceux qui montraient une appétence particulière. Puis d’autres nous ont contactés parce qu’ils avaient envie de participer à l’aventure. C’est comme dans une cuisine : quand ça sent bon, on a envie de se mettre à table.
En bons chefs, tous les deux, comment avez-vous réussi à monter la mayonnaise ?
Serge Bagdassarian : Notre devise est simul et singulis, c’est-à-dire être ensemble et être soi-même. On avait en tête des grands numéros d’ensemble auxquels on rêvait, comme Anything Goes, Always Look At The Bright Side Of Life… Pour les solos, nous avons travaillé en symbiose avec les actrices et les acteurs. Il nous fallait faire du sur-mesure. On a rencontré chaque acteur individuellement, en les questionnant sur leurs rêves musicaux s’ils en avaient, sur ce qu’ils aimaient dans la comédie musicale, sur ce qui les touchait. On leur a aussi demandé de nous raconter comment ils vivaient leur quotidien dans cette grande maison. Ça s’est construit de manière assez naturelle.
Ce qui a donné des choses très fortes…
Serge Bagdassarian : Nos camarades nous ont fait des cadeaux énormes. Une grande part de l’écriture du spectacle vient des acteurs, parfois sur nos suggestions. Il y a eu des urgences, par exemple chez Florence Viala et Julie Sicard. Pour elles, il fallait raconter ce que c’est qu’être une mère dans une maison comme la nôtre. Ce que ça voulait dire d’élever ses enfants un peu à distance, en se payant la joie et le grand bonheur de se réaliser dans cette maison — ce n’est pas évident du tout. D’autres ont voulu nous parler de cette chose qui fait très peur pour un acteur, qui est de ne plus savoir bien énoncer son texte. Toutes ces petites histoires nous ont amenés à faire du sur-mesure pour chacun. Après, il a fallu trouver la bonne chanson, l’essayer pour voir si elle convenait à la tessiture. Il a enfin fallu mettre tout ça dans une grande forme.
Qui a eu cette bonne idée de faire parler sur la chanson Cell Block Tango de Chicago, les grandes figures du répertoire ?
Serge Bagdassarian : C’est Marina et moi ! Quand on a commencé à réfléchir sur le projet, on s’est envoyé par WhatsApp des extraits musicaux et parfois nous proposions les mêmes choses. Celui-ci est arrivé très vite. On s’est dit qu’il fallait faire quelque chose avec ça. On a choisi d’évoquer les grandes meurtrières du répertoire ou celles qui ont poussé au meurtre. Dans cette démarche sur-mesure, on s’est dit qu’on allait réunir les filles, qu’on allait leur attribuer tel personnage par rapport à la réalité des rôles qu’elles avaient traversé. Il était évident qu’Elsa (Lepoivre) serait Lucrèce Borgia !
Certains membres de la distribution d’origine n’étant plus disponibles et le Covid étant derrière nous, vous avez finalement dû faire quelques changements…
Serge Bagdassarian : On a fait beaucoup de changements. On a nettoyé tout ce qui mentionnait ce maudit Covid. On s’est recentrés sur nous, sur notre art et sur cette maison. Il y a suffisamment de choses à dire là-dessus.
Donc il y a les petits nouveaux…
Serge Bagdassarian : Il y a deux départs forcés, puisque Elsa Lepoivre et Gaël Kamilindi doivent partir à Avignon avec Hébube, pas Hécube, le spectacle de Tiago Rodriguez. On a choisi de les remplacer par deux jeunes actrices qui sont Pauline Clément et Léa Lopez. Comme elles appartiennent à une génération plus jeune, c’est intéressant de voir quel est leur univers musical, d’écouter les choses qu’elles ont envie de dire. On a été vraiment émerveillés de leur travail. Pauline fait une chose sublime. Quant à Léa, elle est incroyable ! Elle a fait une école de comédie musicale, donc elle en possède tous les codes. Elle sait exactement comment faire.
Parlons de ce numéro d’anthologie dans lequel vous dévalez l’escalier en chantant Faisons l’amour avant de nous dire adieu, accompagné d’un chœur antique. Comment l’avez-vous trouvé ?
Serge Bagdassarian : Un jour, en répétition, je me suis mis à l’envers dans l’escalier et je l’ai descendu sur le dos, parce que ça me semblait très juste par rapport à la situation de ce personnage qui dit qu’il pourra tout pardonner. C’est quelqu’un qui se met sous la carpette. Le mot « dégouline » m’est venu dans la tête et je me suis dit : « Il faut que je dégouline dans l’escalier ». Et ça a donné ça. Marina, qui était dans la salle parce qu’elle qui mettait en scène le numéro, m’a dit : « C’est exceptionnel, il faut absolument le garder comme ça ». De ce petit truc qui venait de passer dans ma tête, elle l’a transformé comme il est.
En vous y voyant, on ne peut que songer à Robert Hirsch et Jacques Charon !
Serge Bagdassarian : J’admirais beaucoup ce qu’ils faisaient. Comme au Gala des Artistes, où ils se mettaient en tutu. Ils allaient très loin et c’était irrésistible. Et aux adieux de Louis Seigner, quand Hirsch a fait la vieille sociétaire qui récite La Cigale et la Fourmi, c’est tellement drôle ! Pour moi, c’est cultissime, ça n’a absolument pas vieilli. C’est aussi le sang de cette maison. Avec Marina, on a mis un point d’honneur à cultiver ça. Puisqu’on est dans un temple de l’excellence, on peut montrer que l’on peut être aussi excellent dans des choses très drôles. On essaye de l’être, en tout cas.
En tout cas, le public apprécie…
Serge Bagdassarian : Ils sont contents !
Pour suivre votre carrière depuis longtemps, il est certain que le musical, en plus du théâtre, est dans votre ADN. Avec ce spectacle, Le Français vous permet de vivre vos deux passions d’un coup.
Serge Bagdassarian : J’ai été acteur pendant plus de vingt ans avant de rentrer à la Comédie-Française. J’ai toujours eu l’idée qu’un acteur ne doit pas uniquement se contenter de l’art dramatique. Et comme je chantais plutôt bien, je suis allé vers le chant tout naturellement. Quand je suis arrivé au Français, j’ai été classé dans la petite équipe des acteurs-chanteurs, où se trouvait déjà Sylvia Bergé, Véronique Vella, Nicolas Lormeau, etc. Maintenant, le chant fait partie l’enseignement. C’est très agréable pour moi de voir une jeune génération qui s’empare de tout ça avec une grande facilité et beaucoup de plaisir.
Votre personnage regrette, avant de descendre l’escalier, de ne pas avoir eu des emplois de grands tragédiens. Quel serait votre grand rêve de comédien ?
Serge Bagdassarian : Est-ce que j’en ai ? Avoir des rêves dans cette maison, c’est toujours un peu compliqué parce que forcément, à un moment donné, le rôle arrive. Il est vrai que parfois, on le voit s’approcher et, pour diverses raisons telles que la disponibilité, il n’est pas par vous. C’est un peu déceptif. J’ai rendez-vous prochainement pour un spectacle qui se montera dans les années qui viennent, et j’ai le sentiment que je suis bien parti pour avoir le rôle. Je vais peut-être avoir le plaisir d’accomplir un de mes rêves. Mais je ne peux pas vous en dire plus pour l’instant…
Propos recueillis par Marie-Céline Nivière
Mais quelle Comédie ! spectacle conçu et mis en scène par Serge Bagdassarian et Marina Hands
La Comédie-Française – Salle Richelieu
Place Colette Paris 1er
Spectacle créé le 1er octobre 2021
Reprise du 23 mai au 21 juillet 2024
Durée 1h45 sans entracte