C’est la dix-huitième édition du festival. En quelques mots pouvez-vous nous dire quelle est son essence et son histoire ?
Nadège Prugnard : Les Invites, nées en 2002, perpétuent une longue tradition villeurbannaise de fête dans l’espace public, dans la lignée des Éclanovas qui, de 1989 à 1995, ont invité des groupes de musique très connus à se produire. Le festival y ajoute une forte dimension participative, et investit la ville de constructions monumentales : c’est toute Villeurbanne qui bat à son rythme. Il se veut généreux, populaire, et sa gratuité est garante d’une ouverture à toutes et tous. Les Invites réunissent des milliers de spectatrices et spectateurs de tous milieux sociaux dehors et dans des espaces non dédiés : des bars, des parkings, des esplanades, des parcs…
C’est un festival qui joue dans la ville et avec la ville. Villeurbanne est dotée d’une richesse culturelle naturelle. La cité s’est construite sur un héritage industriel, ouvrier, migratoire et fraternel. Il y a une tradition d’accueil, ici, qui touche profondément. Comme il y a une tradition d’hospitalité dans les arts de la rue, qui lui est tout aussi essentielle.
À la différence d’autres festivals d’arts de rue, il n’y a pas de « Off » et nous programmons près de 70 compagnies. C’est unique en France. Cela fait des années qu’il se dit des Invites qu’il est un festival « pas pareil » par la liberté d’expression qui y a cours, par le vertige social, culturel, festif et inédit qu’il propose.
Vous venez de prendre la direction des Ateliers Frappaz, organisateur de l’évènement. Qu’est-ce que vous avez voulu apporter à cette manifestation ?
Nadège Prugnard : J’ai pris la direction des lieux en janvier 2024. En tant qu’artiste j’ai voulu apporter à cette 18ème édition un nouveau souffle, de nouveaux possibles, de nouvelles idées. En 2022 quand Villeurbanne est nommée capitale française de la culture, elle s’affirme comme une ville en création perpétuelle, une ville artiste, populaire et jeune, ouverte sur le monde. C’est d’elle que je suis partie pour l’écriture de cette nouvelle édition. De ses racines, de sa puissance vitale et de son intelligence, de sa créativité et de son sens de la solidarité. C’est là que se trouve la matière de la création. L’espace public et la connexion au territoire social sont de fait les dénominateurs communs des arts de la rue.
Le théâtre de rue est un art politique, au sens de ce qui l’alimente et l’anime, au sens premier du mot « qui concerne la vie de la cité » en reliant urbanité, diversité et altérité. Cette manifestation doit être au diapason des idées qui traversent la société actuelle. La première chose que j’ai souhaité, c’est de rendre cette édition paritaire. J’ai également souhaité ouvrir la manifestation : j’ai renforcé la dimension internationale du festival par l’accompagnement d’artistes venus de dix pays différents (Belgique, Bénin, Cameroun, Chili, Congo, Espagne, Haïti, Liban, Madagascar, Palestine, Suisse…) et avec la création de « Textes en rue », un tremplin théâtral international qui accueille en résidence trois autrices béninoises afin que leurs textes soient mis en scène et joués pendant le festival.
J’ai initié d’autres rendez-vous comme les « Comptoirs des vivants » qui convient les artistes à jouer et improviser dans les cafés et bars populaires, là où pulsent les battements de la ville ; des « Débats pas pareil » vont se tenir sur de grandes tablées, dehors, pour discuter sur des sujets de société et faire le pari d’allier le plaisir de la fête, de la convivialité et de la réflexion politique ; enfin, un Espace Pro sera présent, pour la première fois, sur le site du festival. C’est un lieu incontournable, une ressource précieuse pour que les artistes se rencontrent et échangent. De là naissent de futures créations et collaborations. Cet Espace Pro, ouvert au public, a une programmation bien à lui, avec des rencontres, des lectures et chaque, soir, des « Duos de choc » composés de musiciens et d’artistes repérés (Christian Olivier des Têtes Raides, Dieudonné Niangouna…).
Quelques chiffres traduisent mon intention : sur les spectacles programmés aux Invites, treize sont des créations inédites, dix-sept on fait l’objet d’une co-production avec les Ateliers Frappaz, treize compagnies viennent de la région Auvergne-Rhône-Alpes… sans oublier la participation de près de 300 amateurs à des œuvres artistiques et des architectes de tous les services de la ville de Villeurbanne. La mise en valeur des talents locaux, l’appui à la création et à la liberté d’expression en espace public sont des valeurs fortes de cette 18ème édition des Invites de Villeurbanne.
C’est votre première édition. Qu’est-ce qui vous a guidé dans la programmation ?
Nadège Prugnard : Que veulent les arts de la rue aujourd’hui et comment valoriser la richesse culturelle naturelle de Villeurbanne ? Cela a été mon fil rouge. J’ai mis l’écriture en espace public au cœur de mes préoccupations. C’est un sujet qui me touche en tant qu’autrice. Les arts de la rue voient arriver une nouvelle génération d’artistes de rue dans toutes ses disciplines. On assiste à une « révolution du texte » et des arts de la parole en espace public. J’ai donc invité des auteurs et autrices des arts de la rue mais aussi de la salle et de la scène musicale à venir. Des artistes comme Charles Pennequin, Olivier de Sagazan, Valérie Cachard, Jean D’amérique, Guy Alloucherie, Nathalie Hounvo Yekpé, Carole Thibaut, Jean-Luc Raharimanana viennent proposer leurs créations dans l’espace public. Il s’agit de rééclairer la vitalité même de l’écriture pour l’espace public, d’alimenter les écritures pour la rue en mettant en place de nouveaux outils permettant d’enrichir les échanges entre la scène et la rue.
Un deuxième axe de travail a été de s’inscrire dans le territoire. Cette édition associe, en fraternité et pour la première fois, des structures culturelles villeurbannaises mais aussi régionales et internationales. Les Invites gagnent de nouveaux lieux, des nouveaux quartiers. Cela me semblait indispensable de réfléchir cette édition en lien avec les talents locaux.
Une édition que j’ai voulue vivante mais aussi bouillonnante, participative mais aussi ouverte sur le monde d’aujourd’hui, généreuse mais aussi internationale, contemporaine mais aussi engagée, populaire, festive et célébrant une nouvelle génération d’artistes et d’idées, d’artistes qui ont des choses à dire sur notre époque et qui défendent un théâtre vivant, généreux, inclusif, un théâtre qui nous concerne toutes et tous à travers des œuvres engagées, politiques, poétiques, sensibles mais aussi des œuvres qui travaillent à la mise en joie de l’espace urbain en conviant spectatrices et spectateurs de tous âges et tous milieux à prendre part à la fête.
Je parle de mes frangins, mes sœurs, saltimbanques, cogne-trottoirs, routards, pétroleuses, bouineurs, funambules, cracheurs de poèmes, chercheurs de lune et de soleil, lanceurs d’alertes qui déploient la protest song de Bob Dylan dans les airs, dans la ville, sur les places publiques, dans les bars, les halls d’immeubles, les parcs, les rues et qui font éclore des fleurs vives face à la violence du monde.
Quels sont les temps forts ?
Nadège Prugnard : Le festival commence, mercredi 19 juin avec le spectacle Prélude du chorégraphe Kader Attou. Une dizaine de danseuses et danseurs livrent une performance à couper le souffle : ce sera un coup d’envoi mémorable. Il se referme samedi 22 juin avec Place des Anges, de la compagnie Gratte-Ciel : pluie de plumes à prévoir sur la ville, dans un moment suspendu, poétique, un ravissement qui promet d’être inoubliable. Entre ces deux extrémités, ce sont près de cent représentations qui sont prévues. Je pense que certains spectacles vont marquer les esprits, comme Le Pédé de la compagnie Jeanine Machine, qui retrace la lutte pour les droits des minorités sexuelles et de genre dans une grande marche des fiertés.
La compagnie Pinky Panda se joue des assignations identitaires et des nouveaux dogmes, Bélé-Bélé s’interroge sur la disparition de la beauté. Elle nous interpelle sur la façon dont nous nous habituons aux mots vilains et technocratiques, notre résignation à être mal traités, mal considérés, nourris d’images tragiques et violentes. D’autres spectacles s’attaquent à la société de consommation ou aux replis identitaires. La compagnie Kamchátka met le public face à l’indifférence ou à l’hostilité qui se diffuse dans nos sociétés dans notre relation aux personnes migrantes. Ahmed Tobasi, dans Here I am, revient sur sa trajectoire d’homme qui se construit par le théâtre au milieu du conflit israëlo-palestinien.
Le spectacle Moins que rien sera aussi un grand moment. Karelle Prugnaud signe une mise en scène spectaculaire autour d’un « parcours de l’aveu ». Le comédien Bertrand de Roffignac se retrouve suspendu à une grue et plongée dans une cabine téléphonique remplie d’eau. C’est une réflexion profonde sur la notion de vérité, de justice, de torture… Toutes ces propositions engagées nous invitent à regarder notre monde différemment.
N’oublions pas que Les Invites se destinent aussi aux plus jeunes. Les enfants pourront apprendre à danser lors d’une boum électro (PixMix) ou assisteront à des représentations de cirque qui devraient les impressionner. Les temps forts, ce sont aussi les scènes musicales de haute volée qui associent des groupes émergents et d’autres plus repérés. Il y aura du rock (Madam, Choolers Division), de la chanson française (Christian Olivier), du rap (Ana Tijoux, Yanka), de l’électro (Makoto San, La Radicale, Kokoko), de la pop (Kalika), de la soul (Macy Lu).
J’ajoute que cette édition s’accompagne de la sortie d’un journal national des arts de la rue, intitulé Les cracheurs de feu. Cette publication résulte de plusieurs mois de travail, en collaboration avec des journalistes, des artistes, des illustratrices et des illustrateurs (Vladimir Kazanevsky, Adelina Kulmakhanova, Vera Makina Császár, Wozniak…). Toutes et tous racontent les coulisses de la création, écrivent ou dessinent des portraits. C’est un formidable outil pour quiconque s’intéresse aux arts de la rue et surtout donner enfin de la visibilité aux créateurs et créatrices de l’espace public.
Que peut-on vous souhaiter ?
Nadège Prugnard : Du soleil ! Et surtout que Les Invites démontrent que l’art éclaire le monde d’aujourd’hui, qu’il est un rempart contre la barbarie, que les créations contemporaines réussissent à mettre les mots sur les violences que notre monde connaît, qu’il invite à se retrousser les manches et à agir. Je crois à un théâtre percutant qui a des choses à dire sur notre époque, qui s’empare des problématiques qui traversent nos vies et nos sociétés, un théâtre qui nous concerne toutes et tous et ne laisse jamais insensible. Les artistes et œuvres qui composent cette 18è édition sont de nécessité publique, ils sont des vigies face aux dangers qui viennent. Quitte à être un festival « pas pareil », j’aimerais qu’il offre un horizon lui aussi pas pareil, qu’il soit l’amorce d’un monde plus ouvert et que nos perspectives ne se résument pas à la sécurité, au repli sur soi et à la crainte de l’autre. Donc : du soleil !
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Les Invites
Les ateliers Frappaz
16 rue Dr Frappaz
69100 Villeurbanne
du 19 au 22 juin 2024