Qu’est-ce qui vous a donné envie de vous emparer de ce recueil de contes populaires ?
Sorour Darabi : Plus que les récits et les contes, c’est la figure même de Shéhérazade qui me fascine. Bien qu’elle soit la narratrice des 1001 histoires, elle est souvent dans l’ombre, ou pire, instrumentalisée comme un bel objet exotique. Quand on évoque les Mille et nuits, on parle des histoires, mais généralement on oublie le contexte, les raisons pour lesquelles elle les raconte. C’est un pur personnage de fiction, mais elle dit beaucoup de la condition des femmes. Elle est une sorte de fantasme dont la volonté et les désirs sont guidés, pensés par les auteurs eux-mêmes.
Comment, à partir de cette matière dense, avez-vous travaillé votre spectacle ?
Sorour Darabi : Il y a plusieurs niveaux, plusieurs strates qui ont irrigué le processus créatif. Je ne travaille jamais de manière linéaire. Avec Shaly Lopez, à la lumière, et Alicia Zaton, à la scénographie, qui sont mes plus proches collaboratrices, on explore différentes pistes, différents fils conducteurs. Il peut s’agir de questions autant sociopolitiques que purement plastiques. En tout cas, pour ce projet, ce qui m’intéressait, c’était de confronter un esthétisme inspiré d’un monde depuis longtemps révolu à un autre, plus futuriste et dystopique. C’est d’autant plus important que les endroits que j’aime creuser en tant qu’artiste trans sont liés au corps, à la différence, à la dimension queer des personnages et à la place qu’ils occupent dans l’histoire et dans la société. Je voulais vraiment, en adaptant Les Mille et une nuits, que ces notions deviennent centrales. Le projet se concentre donc sur un futur queer qui entre en résonnance avec l’histoire même de Shéhérazade. Dans tout le récit, elle se bat pour survivre. Son endroit est celui de la résistance face à l’homme qui a tout pouvoir sur elle. Elle est donc porteuse d’une promesse.
Pour ce projet, vous avez fait le choix de travailler avec un matériel spécifique, la glace…
Sorour Darabi : En 2022, j’avais été invité à une résidence au palais de Tokyo qui avait donné naissance à des prémices de spectacle, From the moon to the throat. Le temps était compté, mais il m’offrait la possibilité de présenter trois étapes d’une performance en devenir. Dans le cadre de la dernière soirée, j’ai notamment travaillé avec ma scénographe Alice Zatton autour d’un système de sculptures en glace suspendues dans les airs par des chaînes. Ce qui m’intéresse dans ce matériau, c’est sa transparence : on peut voir à travers de manière légèrement déformée. Je voulais vraiment quelque chose d’hybride, assez minéral, avec lequel on pourrait jouer. C’est-à-dire que l’on peut incruster dedans des cheveux, des objets, etc., et à mesure que la glace fond, la scène se modifie, et l’eau envahit le plateau. Cela m’a tellement plu que j’ai voulu poursuivre ce travail.
Cela doit être assez contraignant, non ?
Sorour Darabi : C’est en effet assez complexe techniquement. Et ça demande une attention particulière. Mais je trouve passionnant de dépasser les limites d’espaces peut-être trop conventionnels. Au Palais de Tokyo, l’expérience a été incroyable et, finalement, assez simple. Le secret, je crois, c’est de l’intégrer dans tous le processus d’écriture et de rendre l’ensemble possible. Alice Zatton a été de toutes les étapes de travail. C’est elle qui a reconceptualisé l’utilisation de la glace pour que tout soit réalisable de manière le plus facile possible pour toute l’équipe technique et artistique. Finalement, je crois que tout comme pour From the moon to the throat, on va réussir à réaliser ce que l’on souhaite, et que cela va être très esthétique et très beau.
Vous spectacles sont de plus en plus pluridisciplinaires…
Sorour Darabi : Oui. En fait, ils l’ont toujours été plus ou moins. Mais c’est peut-être de plus en plus visible car mes projets sont moins intimistes qu’auparavant. Depuis que je crée, je n’ai jamais aimé l’idée de catégoriser les choses. Je suis un artiste autodidacte qui aime toucher à plusieurs choses à la fois, et je me suis toujours construit à travers une transdisciplinarité. Je suis poète, performeur, danseur, musicien, plasticien. Je ne veux pas rentrer dans une case, je veux être libre. Pour moi, la danse, par exemple, peut-être très cinématographique. Pourquoi, dans ce cas, vouloir absolument mettre une étiquette à tel ou tel travail ? Je m’y refuse.
Vous êtes plusieurs au plateau. Cela change-t-il votre manière d’écrire par rapport à vos premières pièces ?
Sorour Darabi : Évidemment, car je ne contrôle pas le corps des autres et qu’il est ici question de transmission et de compréhension. Mon rôle consiste à faire passer une intention. Quand c’est de moi qu’il s’agit, je connais mon corps, je sais ce que je peux lui faire faire. Dans le cas où il y a plusieurs artistes au plateau, chacun a sa propre interprétation. Chacun vit la danse, la chorégraphie à sa manière. C’est lié à une vision très intime de l’individu. Comme je considère que le corps avec lequel je travaille est maître du mouvement, je dois faire avec son potentiel, ses faiblesses, ses désirs, ses endroits de vulnérabilité. Il y a finalement quelque chose de l’ordre de la psychanalyse dans la partition que je crée avec mes danseurs et danseuses.
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Mille et une nuits de Sorour Darabi
Festival Montpellier Danse
Studio Bagouet – Agora
18 rue Sainte-Ursule
34000 Montpellier
du 28 au 30 juin 2024
durée 2h15
Tournée
19 au 22 septembre à l’Arsenic, Centre d’art scénique contemporain, Lausanne, Suisse
Octobre, Festival d’Automne à Paris, La Villette
Octobre, Festival d’Automne à Paris, Centre national de la danse, Pantin
Novembre, Tanzquartier Wien, Vienna, Autriche
Chorégraphie, conception, textes et direction artistique de Sorour Darabi
Performeurs, chanteur, acteurs et musiciens en live – Aimilios Arapoglou, Li-Yun Hu, Felipe Faria, Lara Chanel, Sorour Darabi, Pablo Altar, Florian Le Prisé et Ange Halliwell
Composition musicale de Pablo Altar, Florian Le Prisé
Coach vocal – Henry Browne
Création lumière de Shaly Lopez, Dani Paiva de Miranda
Scénographie d’Alicia Zaton
Costumes d’Anousha Mohtashami