Julie Delille © Pierrick Delobelle
Julie Delille © Pierrick Delobelle

Julie Delille : « Le Théâtre du Peuple est un vrai lieu d’utopie » 

Pour sa première saison en tant que directrice du lieu, la comédienne et metteuse en scène porte au plateau "Le Conte d’hiver" de Shakespeare dans la traduction de Bernard-Marie Koltès. Comme le veulent les usages, cette tragicomédie verra s'entremêler amateurs et professionnels pour le plus grand bonheur des spectateurs. 

Julie Delille : Une intuition. J’avais le sentiment très fort d’avoir rendez-vous avec ce lieu. Je ne savais pas quelle forme cela prendrait, mais il y m’apparaissait comme une évidence qu’il se passerait quelque chose de fort entre moi, mes aspirations et ce théâtre unique en son genre au cœur des Vosges. Dès la première fois où j’y suis allée, je me suis sentie comme attirée. Son histoire, son ambiance m’ont profondément touchée. Je m’étais un peu dit, d’ailleurs, que si une opportunité, même bénévole, de travailler se présentait, je devrais la saisir. Dès lors, je suis revenue régulièrement en tant que spectatrice, en me disant que peut-être un jour, j’aurais l’occasion de mettre en scène. Quand la possibilité de postuler à sa direction artistique est arrivée, je n’ai pas hésité. Le lieu m’a appelée. J’ai alors eu besoin d’en appréhender les différentes facettes, de me familiariser avec le territoire autour. D’en sentir tout le potentiel, toute la richesse. Même au cœur de l’hiver, je suis venue en touriste, juste pour voir. 

Théâtre du Peuple, Bussang © Matthieu Edet
Théâtre du Peuple, Bussang © Matthieu Edet

Julie Delille : Je crois que c’est ce qui me plaît le plus dans le Théâtre du Peuple, c’est qu’il n’est pas un produit de la décentralisation, mais un lieu créé pour Bussang, pour son territoire et ses habitants. Cela pose d’emblée un cadre tout autre. Quand il crée ce théâtre, Maurice Pottecher agit comme un poète, un être désireux de construire quelque chose autour d’un désir de théâtre, autour d’un désir artistique. Tout a été pensé en amont, son essence même, disparate, chaleureuse et rassembleuse. C’est un vrai geste. Bussang nous habite, nous guide, nous donne des pistes de réflexion. C’est un outil puissant, composite, fait de plein de morceaux, de fragments, où il est possible de conjuguer les talents des amateurs et des professionnels. 

Julie Delille : Le travail de troupe a lieu à mon sens à plusieurs niveaux. Même quand je monte un seul-en-scène, le comédien ou la comédienne n’est jamais seul. Il y a tout un dialogue avec la lumière, la scénographie, le son, l’espace et même le texte. Tous ces éléments sont des acteurs du spectacle. Le plateau est donc toujours habité, rempli, même si ce n’est pas forcément par des humains. De ce fait, une troupe d’artistes sur scène, ce n’est finalement que de nouveaux paramètres à prendre en charge et à intégrer au processus de mise en scène. Et puis je travaille aussi beaucoup avec le lieu. C’est un partenaire essentiel à mon travail, car il permet d’essayer et d’expérimenter de nouvelles choses. 

Théâtre du Peuple, Bussang © Matthieu Edet
Théâtre du Peuple, Bussang © Matthieu Edet

Julie Delille : C’est assez simple, au fond. Il faut l’inclure dans le processus créatif, ne surtout pas l’ignorer. Il faut jouer avec, ne pas en faire un élément décoratif. D’ailleurs, ce qui m’a tout de suite intéressée quand j’ai commencé à travailler sur Le Conte d’hiver, c’est de pouvoir jeter une sorte de trouble. Est-ce que tel élément fait partie de la scénographie ou est-ce quelque chose de déjà existant ? C’est en tout cas là-dessus que j’ai envie de travailler. 

Julie Delille : Tout d’abord, c’est une rencontre avec le texte, plus exactement avec la traduction qu’en a faite Bernard-Marie Koltès. Elle a quelque chose de très spécifique qui m’a profondément touchée. Depuis longtemps, cette pièce me suit. Je l’ai beaucoup arpentée depuis une vingtaine d’années. Je l’ai notamment travaillée étroitement avec des comédiens amateurs quand j’étais professeur au Conservatoire. On peut dire que ce n’est pas un hasard si c’est avec elle que j’ai envie de faire mes premiers pas à Bussang. Il y a eu une évidence. Quelque part, je dirais que c’est un peu le lieu qui a choisi. Parmi les pièces que j’avais envisagées, c’était le plus lumineux. Et puis parler d’hiver en plein été m’amusait. C’est une sorte de clin d’œil un peu décalé à cette nouvelle aventure. Dans ce texte, Shakespeare raconte une fable qu’on a un peu de mal à croire. Pour le public — qui n’est pas celui des théâtres traditionnels mais plutôt un public de passionnés, qui, chaque année, reviennent pour se laisser porter ailleurs — cela permet de toucher à l’imaginaire, de créer un spectacle à partager en famille. 

Théâtre du Peuple, Bussang © Matthieu Edet
Théâtre du Peuple, Bussang © Matthieu Edet

Julie Delille : Cela ne change rien à ma manière de créer, à l’exigence et à la qualité que je cherche à produire. En revanche, cela m’oblige à prendre en considération un certain nombre de facteurs un peu différents. Déjà, il y a tout le travail avec les amateurs au plateau. C’est passionnant mais cela demande beaucoup d’engagement. L’objectif n’est pas forcément que le produit final ressemble à ce que j’aurais pu faire avec des professionnels, mais plutôt de construire une relation humaine que l’on puisse ressentir dans la salle. Sur chaque projet que je monte, la réception du public est essentielle. J’ai envie de le toucher au cœur, de le faire vibrer. C’est primordial. Que ce soit des théâtreux ou des personnes qui ne vont au théâtre peut-être qu’une fois par an, il n’y a pas de différence. La seule chose qu’il me semble essentiel d’avoir en tête, c’est que la plupart ne vient ni pour moi, ni pour Le Conte d’hiver de Shakespeare, mais tout simplement pour le lieu, sa convivialité, sa tarte à la myrtille et son ambiance.

Julie Delille : C’est une partie essentielle de mon travail. Il y a beaucoup d’attente et de curiosité de la part des habitants. On s’apprivoise les uns les autres. Il y a des moments de rencontre, d’échange. Je passe beaucoup de temps à Bussang. J’habite non loin, à peine un kilomètre du théâtre, ce qui me permet de nouer des liens, de parler avec les habitants et d’écouter leurs envies. 

 Les Gros Patinent bien de Pire Guillois et Olivier Martin-Salvan © Fabienne Rappeneau
Les Gros patinent bien de Pierre Guillois et Olivier Martin-Salvan © Fabienne Rappeneau

Julie Delille : Avant de penser à le programmer, j’ai vu la pièce en tant que spectatrice. J’y ai pris beaucoup de plaisir et en même temps il m’a ouvert des pistes de réflexion. Ce sont deux qualités assez rares. En toute logique, j’ai donc eu envie de faire partager ce moment de bonheur mais qui permet aussi de changer les regards, de voir autrement le monde. Je crois que ce qui m’a le plus intéressé, c’est que malgré le côté très bon enfant, ce n’est pas une simple distraction. Certaines des questions posées par cette performance atypique interrogent voire dérangent. Cela devrait permettre de susciter des débats. C’est une chose qui donne à l’art vivant toute sa force. En outre, c’est tellement en décalage avec ce que je vais faire et je trouve passionnant, pour cette première édition dont j’ai la charge, de confronter des esthétiques très différentes. Et puis Pierre [Guillois] connaît bien la maison pour l’avoir dirigée. C’était aussi un moyen de favoriser les retrouvailles entre un public et un artiste qui ne se sont pas croisés depuis quelques années. Un chouette cadeau pour le lieu, en somme. 

Julie Delille : Dans le théâtre, on est très limité. Le lieu n’est absolument pas chauffé. Cependant, nous pouvons utiliser la salle de répétition, qui va permettre d’accueillir des résidences d’artistes, des chercheurs et de penseurs. Il sera ainsi possible d’envisager un endroit dédié à la réflexion. L’objectif est d’offrir aux équipes des moments préparatoires, des instants d’exploration. Nous n’avons pas la capacité technique de faire plus : la plupart du matériel que nous utilisons l’été sont des prêts des théâtres voisins, et ici, nous n’avons que très peu de choses. En revanche, avant mon arrivée, le choix a été fait d’investir pour que le bar, qui peut contenir une cinquantaine de personnes, soit chauffé. L’idée est vraiment d’inventer un espace dédié à la pensée, un lieu de convivialité ouvert toute l’année où de petites formes artistiques peuvent s’inventer et se partager.

Julie Delille :  Pas forcément. Nous ne sommes pas un lieu de programmation à l’année. En revanche, et j’y tiens, nous allons poursuivre les tournées sur le territoire, des projets hors les murs, des petites formes transportables, ainsi que des stages et des formations pour les artistes amateurs et pour les locaux. 

Julie Delille :  Ne serait-ce déjà que pour le prêt de matériel. Sans les prêts que nous font la Comédie de Colmar, la Filature à Mulhouse, le CDN de Nancy, le TNS, etc., nous aurions bien du mal à présenter des spectacles à Bussang. En parallèle, il faut continuer de mailler des liens forts entre nos différentes maisons. Le Théâtre du Peuple se situe à un endroit très particulier entre l’Alsace et les Vosges, mais aussi dans le processus créatif. Nous sommes un vrai lieu d’utopie. Cela permet d’ouvrir différentes pistes de partenariat. J’ai vraiment envie de faire que le Théâtre du Peuple ait sa place sur le territoire et au-delà. L’important aujourd’hui, c’est de mutualiser, de voir comment les uns et les autres peuvent travailler ensemble. De cette émulation commune peuvent naître de nouveaux projets, en sortant de l’ordinaire, du train-train. J’ai notamment très envie de développer toute une réflexion sur le théâtre écosophique.  C’est-à-dire un théâtre en lien avec l’écologie profonde, qui ne se limite pas à évoquer les sujets « verts » mais qui prend en considération l’ensemble du vivant, à chaque étape et dans toutes ses dimensions. Un théâtre qui se mesure en terme de qualité, un théâtre des relations bonnes, en somme : c’est vers là que je cherche. 


Été au Théâtre du Peuple
40 rue du Théâtre
88540 Bussang

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