Il y a trois chaises autour de la table, ou peut-être plusieurs centaines, tant le public entier semble y être convié. Des relations mère-fils, il y en a, au théâtre, mais qu’un comédien invite celle qui l’a élevé à venir directement nous parler est plus rare, encore plus quand celle-ci n’est pas une femme des planches. Jo Libertiaux est coiffeuse, elle a mené une de ces vies tumultueuses que les gens ont toujours connues, partout, à l’ombre des stéréotypes simplificateurs. Une de ces vies que l’on dit trop peu magnifiées, mais dont se sont emparés des gestes littéraires parmi lesquels ceux d’Annie Ernaux et ses rejetons théoriques — Didier Eribon, Édouard Louis.
Face à son fils qui la questionne, Jo déroule sa vie. Sa jeunesse, son choix de devenir coiffeuse là où son père la destinait au métier de sténodactylo, sa jeunesse joyeuse et fêtarde, son mariage, la naissance de ses quatre enfants puis son divorce — à l’époque si mal vu. La non-comédienne, déjà montée sur les planches pour The Quest, que son fils mettait en scène en 2022, se prête encore au jeu avec allant et une sincérité émouvante. Cédric interroge, Jo répond ; en retour, le premier oppose parfois un souvenir différent ou une autre lecture des faits. L’héroïsme du quotidien y prend des accents picaresques : l’air de rien, les conventions et les contraintes, Jo les envoie valser d’un haussement d’épaules.
Anecdotes et accessoires
Il y a quelque chose de touchant, précisément, dans la force tranquille de Jo, qui se retraduit dans son attitude sur scène : une forme de pugnacité nonchalante qui ne cherche jamais à susciter l’affect — mais y parvient ainsi d’autant mieux. En face, le fils, comédien chez Ostermeier ou Jatahy, déploie lui son attirail d’acteur : perruques, costumes et intentions marquées sur un mode mi-dramatique, mi-ironique. On aimerait alors voir poussé le dialogue entre ces deux qualités de présence. Mais l’encombrement progressif du plateau par des éléments allant de gimmicks musicaux joués en live aux objets censés évoquer les souvenirs amassés d’une vie parasite l’émergence de la théâtralité alternative contenue dans la simple présence de Jo Libertiaux — quand il ne sert pas une exposition un peu naïve d’objets de consommation emblématiques des Trente glorieuses, en mode téléshopping sarcastique pour public bobo.
Lorsque nous le voyons à Théâtre en Mai, à Dijon, il manque encore un peu de décentrement à Héritage pour dépasser l’anecdote, en l’absence de quoi le spectacle apparaît parfois un peu myope à l’endroit des observations auxquelles il s’arrête. Mais c’est une affaire d’équilibre au plateau. On imagine bien que le metteur en scène a voulu protéger sa mère dans ce difficile exercice : alors que la pièce s’installe aujourd’hui pour un mois au Théâtre des Doms d’Avignon, le balisage dramatique qui entoure Jo devrait un peu s’y relâcher pour lui laisser, à elle aussi, la place d’être actrice.
Samuel Gleyze-Esteban – Envoyé spécial à Dijon
Héritage de Cédric Eeckhout
Festival OFF Avignon
Théâtre des Doms
1bis rue des Escaliers Sainte-Anne
84000 Avignon.
Du 30 juin au 21 juillet 2024 à 13h, relâche les 2, 9 et 16 juillet.
Durée 1h20.
Spectacle vu en mai 2024 au Théâtre Dijon Bourgogne
Écriture et mise en scène Cédric Eeckhout
Avec Cédric Eeckhout, Jo Libertiaux et Pauline Sikirdji
Assistante et collaboratrice Eulalie Roux
Dramaturgie Nils Haarmann
Scénographie et costumes Bastien Poncelet
Perruques et coiffures Edith Carpentier
Régie générale Olivier Arnoldy
Création lumière Antoine Fiori
Régie lumière Mehdi Igoud
Régie son Benjamin Devillers
Travail vidéo Coralie Denooz
Construction des décors Ateliers du Théâtre de Liège
Confection des costumes Ateliers du Théâtre de Liège
