Comment est né votre goût pour la mise en scène et la chorégraphie ?
Fanny de Chaillé : Cela remonte à loin, maintenant. Je dirais que les premiers chocs liés au spectacle viennent de l’écoute de textes, de poésie sonore. Je me souviens d’avoir été fascinée par la capacité d’auteurs à faire entendre leurs mots, à les sortir des pages. La manière dont ils utilisaient la voix comme médium m’a tout de suite intéressée et plu. Je pense notamment aux poèmes de Bernard Heidsieck, sur qui j’ai travaillé par la suite à l’université. Et comme beaucoup de petites filles, j’ai pratiqué la danse et j’ai eu la chance de voir pas mal de spectacles quand j’étais enfant : cela m’a nourrie et a construit l’artiste que je suis devenue.
En quelques mots, quel a été votre parcours ?
Fanny de Chaillé : J’ai eu un parcours assez classique. Je suis passée par un conservatoire de danse et de musique et j’ai ensuite suivi des études d’histoire de l’art et de philosophie. Assez tôt, j’ai eu envie de faire des pièces, de mettre en scène. D’abord au sein d’un groupe de musique, puis j’ai été attirée par la performance. J’ai donc commencé à écrire mes propres partitions, mes propres pièces tout en travaillant en parallèle avec Daniel Larrieu, Rachid Ouramdane, Alain Buffard et Emmanuelle Huynh, Boris Charmatz…
Dans votre parcours, à quel moment les mots ont-ils percuté le mouvement pour venir nourrir votre travail ?
Fanny de Chaillé : Tout de suite ! Les poèmes sonores que je viens d’évoquer m’ont tellement marquée que dès mes premières pièces, le langage était présent. Je n’ai jamais séparé le corps de la voix, tout simplement parce que l’un ne va pas sans l’autre, l’un permet à l’autre d’être incarné.
Vous préparez actuellement un spectacle avec les élèves de la Manufacture à Lausanne, qui porte sur le Festival d’Avignon et son histoire. Il semble s’inscrire dans la droite ligne du Chœur que vous aviez créé en 2020 pour les talents Adami.
Fanny de Chaillé : en effet, cette pièce, qui est celle de fin d’étude des troisièmes années, trouve son origine dans une pièce précédente. Quand l’Adami m’a proposé de travailler avec dix jeunes actrices et acteurs que je ne connaissais pas, je me suis rendu compte, lorsque que je les ai rencontrés, qu’ils n’avaient qu’une toute petite connaissance de leur pratique. Lors de leur formation, on ne leur avait finalement raconté l’histoire du théâtre que du point de vue des auteurs et des metteurs en scène, mais jamais de celui des comédiens. Cela m’a donné envie d’explorer cet endroit, de voir ce que l’on pourrait en extraire et ce que cela pourrait dire de leur travail.
J’ai donc fait une nouvelle pièce, Une autre histoire du théâtre, avec quatre d’entre eux. En premier lieu, je leur avais demandé de ramener des extraits de pièces qu’ils auraient aimé jouer et je les ai questionnés sur leurs choix, sur ce que ce qu’ils évoquaient pour eux. Cela se combinait avec des cours que je leur dispensais le matin sur les grandes théories qui ont traversé l’histoire du théâtre. C’est un travail entre transmission et création que j’ai aimé faire. J’ai donc eu l’envie de réitérer l’aventure, d’autant que je trouvais que cela avait du sens pour des jeunes artistes à l’aube de leur vie professionnelle. Et puis en m’intéressant cette fois au Festival d’Avignon, je trouvais qu’il y avait vraiment une matière impressionnante et dense.
Comment avez-vous procédé ?
Fanny de Chaillé : L’idée n’était pas de raconter l’histoire du festival, mais plutôt de questionner les archives, de découvrir ce qu’elles renferment, ce qu’elles évoquent pour chacun et chacune des comédiens et comédiennes. Ce qui m’intéressait, c’était de fabriquer un objet théâtral à partir de ce que nous apprenions ensemble. Il y a donc en permanence un pont entre transmission et création. C’est la troisième fois que je travaille ainsi, et j’aime énormément cet endroit d’émulation artistique. Est-ce lié au fait que cela se fait avec une nouvelle génération d’artistes ? Peut-être. En tout cas, cela s’inscrit dans une suite logique de mon parcours.
C’est important, pour vous, la transmission ?
Fanny de Chaillé : Évidemment, d’autant que cela est un lien direct avec ma manière de créer. Attention, je ne suis pas en train de dire que je dois absolument apprendre quelque chose à ces jeunes artistes. Je dis plutôt qu’ensemble, nous nous nourrissons les uns et les autres, et nous apprenons des choses en même temps qu’on en fabrique d’autres. C’est extrêmement stimulant, car chacun a un regard, un point de vue qui diffère. Il est arrivé, sur les archives que nous avons étudiées pour créer Avignon, une école, qu’ils me montrent des angles, des sens que je n’avais pas imaginé. Nous ne sommes pas de la même génération, nous n’avons donc pas les mêmes références, les mêmes lignes de lecture. Un exemple tout simple : une des premières choses qu’ils m’ont fait remarquer, c’est la représentation des femmes à Avignon, qui disons-le, est assez problématique. Elles sont clairement sous représentées. Cette question sociétale est centrale pour eux, elle fait partie des grands sujets qui les animent. L’idée de plonger dans les archives, c’était aussi que cela interroge un endroit, une thématique de leur présent. La parité en fait clairement partie.
Cela fait plusieurs pièces que vous faites avec de jeunes artistes. Qu’est-ce que vous en tirez ?
Fanny de Chaillé : J’ai l’impression que cela active tout le temps mon rapport au monde, c’est-à-dire que leurs questionnements deviennent les miens. Ils sont connectés en permanence à ce qui les entoure. C’est très vif, ce lien, chez eux. C’est donc, par capillarité, très stimulant. Cela oblige à se remettre en question, à voir avec des yeux neufs, à expérimenter ensemble et à essayer sereinement d’avancer ensemble.
Qu’est-ce que cela représente, pour eux, de jouer à Avignon et d’interroger l’histoire du festival ?
Fanny de Chaillé : Cela a été un vrai choc. C’est assez intimidant de jouer dans l’un des plus grands festivals d’art vivant du monde. Ce n’est pas rien. Et d’ailleurs, en travaillant sur les archives, je leur rappelle qu’il ne faut pas oublier qu’en 1947, quand le festival est né, Jean Vilar et ses acolytes n’étaient guère plus vieux qu’eux. Il ne faut donc pas oublier qu’avant tout, Avignon, doit rester un lieu d’expérimentation et de création, où tout doit être possible.
Justement, ce rapport à la création et à la transmission est-il si papable tout au long de ces 78 années d’existence ?
Fanny de Chaillé : Oui, j’ai l’impression. En tout cas, il y a plusieurs grandes vagues assez facilement identifiables. Il y a, à certains moments, tous les dix ans environ, des prises de risques plus importantes. Cela se traduit par des textes jamais montés, une part plus importante aux auteurs contemporains. C’est finalement assez cyclique. Depuis que Tiago Rodrigues est arrivé, il y a une émulation, notamment du fait qu’en consacrant chaque édition à une langue particulière, il invite des artistes peu vus ou inconnus en France. C’est passionnant.
Vous allez jouer au cloitre des Célestins ?
Fanny de Chaillé : C’est un endroit que je trouve mythique. On crée la pièce à Vidy-Lausanne, en salle, et l’on devra l’adapter pour jouer en extérieur à Avignon, s’adapter aux différents éléments, comme le fameux mistral, ce qui n’est pas toujours une mince affaire. On doit pouvoir faire face à tout. C’est un challenge et un enjeu supplémentaire, qui nous oblige à être toujours en réflexion. Et puis le lieu imprime forcément quelque chose d’immatériel qu’on ne peut maitriser. Il y a quelque chose d’assez euphorisant !
Vous avez pris la direction du TnBA en janvier dernier. Comment cela se passe-t-il ?
Fanny de Chaillé : C’est très intense, surtout en ce moment, avec l’approche des annonces de saison. Mais c’est surtout très joyeux. Et puis je n’arrive pas seule à la direction. Je suis accompagnée d’Isabelle Ellul, qui travaille avec moi depuis plus de vingt ans. Du coup, il y a pas mal de choses à faire et à mettre en place, mais ensemble, on avance bien. Et puis j’ai été très bien accueillie par l’équipe. Cela a facilité amplement les choses. Maintenant, ce dont j’ai hâte, c’est de présenter ma première saison et que le public puisse voir les propositions que j’ai à faire.
C’est un bel outil…
Fanny de Chaillé : Un super outil, avec trois salles et une école. L’école a beaucoup pesé dans ma décision de candidater. J’avais très envie de pouvoir penser un projet pédagogique, de réfléchir à ce que j’aimerais mettre en place pour que la formation que l’on propose ait du sens et réponde aux attentes des nouvelles générations. Le fait d’avoir travaillé plusieurs fois avec des jeunes artistes m’a questionné notamment sur la manière de remettre l’acteur au centre du projet. C’est pour cette raison que j’ai eu l’idée de réunir autour de moi un collège pédagogique constitué majoritairement d’acteurs et actrices. En effet, je trouve qu’il y en a trop peu dans les écoles de théâtre. Je trouve cela d’ailleurs assez dingue, dans un endroit où leur pratique devrait être au cœur de l’apprentissage.
Quel projet portez-vous pour le théâtre ?
Fanny de Chaillé : Je trouve important de renforcer le lien entre l’école et le CDN. Il est même essentiel qu’elle soit au cœur du théâtre. C’est d’autant plus important que le TnBA se trouve de facto encerclé par le conservatoire, l’école des beaux-arts et une école de journalisme. Il y a donc une émulation à faire naître de cette situation. Par ailleurs, il était clair que je souhaitais travailler davantage avec le territoire. Bordeaux est très peu doté en théâtre. À part le Glob Théâtre qui vient de rouvrir, il y a peu de propositions pour une ville de cette importance.
J’ai fait le choix de travailler avec neuf artistes associés — Tamara Al Saadi, Baptiste Amann, Rébecca Chaillon, Lionel Dray et Clémence Jeanguillaume, Mohamed el Khatib, Gwenaël Morin, Hatice Özer, le collectif Rivage, la compagnie TORO TORO — qui ont des niveaux de notoriété et des espaces de recherche très différents les uns des autres. Je voulais pouvoir représenter des esthétiques différentes et que ces artistes puissent aussi intervenir dans l’école, montrer leurs spectacles, construire des projets in situ. L’idée n’est pas de défendre tel ou tel type de spectacle, mais plutôt de permettre aux spectateurs de voir une large palette de ce qui se fait sur scène aujourd’hui, qu’ils puissent avoir une idée de la diversité artistique et créative.
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Avignon, une école de Fanny de Chaillé
Création le 5 juin 2024 au Théâtre Vidy-Lausanne
Festival d’Avignon
Cloitre des Célestins
Place des Corps Saints
84000 Avignon
Conception et mise en scène de Fanny de Chaillé
Avec les étudiantes et étudiants du Bachelor Théâtre de La Manufacture – Haute École des arts de la scène de Lausanne :Eve Aouizerate, Martin Bruneau, Luna Desmeules, Mehdi Djouad, Hugo Hamel, Maëlle Héritier, Araksan Laisney, Liona Lutz, Mathilde Lyon, Elisa Oliveira, Adrien Pierre, Dylan Poletti, Pierre Ripoll, Léo Zagagnoni, Kenza Zourdani
Lumière de Willy Cessa
Son de Manuel Coursin
Costumes d’Angèle Gaspar
Assistanat à la mise en scène – Grégoire Monsaingeon
Assistanat à la chorégraphie – Christophe Ives
Régie générale – Emmanuel Bassibé, Robin Dupuis
Assistanat à la technique – Amon Mantel
Collaboration à la copie d’archive T- omas Gonzalez