Ils sont soixante-deux, tout beaux, tout jeunes, tout fiers de porter cette pièce phare d’Anne Teresa de Keersemaeker à travers l’immense plateau de la MC93, à Bobigny. La chorégraphe belge l’avait créée en 1998 au théâtre de la Monnaie de Bruxelles sur la musique de percussions de Steve Reich. Le Ballet de l’Opéra de Paris l’avait inscrite dans sa saison 2017 et le Festival d‘Automne en avait programmé la reprise en 2020. Qu’a-t-elle de si particulier pour impliquer trois écoles, deux théâtres qui refusent du monde, avec des représentations qui affichent complet mais ne cessent d’attirer encore davantage de curieux, confiants dans leur chance, dimanche 9 juin par exemple, puisque le spectacle se déroulera gratuitement à l’espace chapiteaux de La Villette ?
Une danse à l’infini
« Chaque danseur est comme un instrument de musique, qui a sa sonorité et sa couleur propres » écrit Anne Teresa de Keersemaeker. Dans Drumming (XXL ou pas) cette déclaration prend tout son sens. « La complexité chorégraphique germe d’une seule phrase dansée soumise à une infinité de mutations dans le temps et l’espace ». Même processus pour la musique de Reich, qui utilise un large ensemble pour développer une infinité — semble-t-il — de sons qui se renvoient les uns aux autres en une succession de canons affolants.
Charlotte Vandevyver, la directrice de P.A.R.T.S., l’école créée par Anne Teresa de Keersemaeker lorsqu’elle collaborait avec le Théâtre de la Monnaie à Bruxelles, explique : « Drumming fait partie du programme de notre première année d’enseignement. Et en 2019, nos étudiants avaient présenté une “version élargie” à une cinquantaine de danseurs et danseuses. Nous avions donc une référence probante en la matière, qui nous permettait d’imaginer une adaptation de la chorégraphie originale. »
Travail collectif
Deux autres écoles sont associées à ce projet : le Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris et l’École des Sables fondée par la grande Germaine Acogny au Sénégal. Cédric Andrieux, le directeur du Cnsmdp, à qui l’on doit les formidables représentations de l’œuvre de Trisha Brown par le Conservatoire, avait envie depuis longtemps de travailler avec l’École des Sables et a donc proposé à Charlotte Vandevyver de parler du projet à Alesandra Seutin et Wesley Ruzibiza, directeurs de l’école au Sénégal.
Rappelons que Le Sacre du printemps de Pina Bausch avait été transmis aux danseurs de l’École des sables par Jo Ann Endicott, entre autres “passeurs”, et que cette passation avait donné lieu à des représentations en France. Enfin pour remonter cette masterpiece, il fallait quelqu’un qui maîtrisait tous les paramètres : Clinton Stringer, professeur à P.A.R.T.S., a supervisé le travail du groupe entier puis l’a soumis à Anne Teresa de Kersmaeker. Les “transmetteurs” étaient cinq : Sue-Yeon Youn, Franck Gizycki, Cynthia Loemij, Moya Michael et Laura Maria Poletti.
Ainsi, dès le début, ce Drumming constituait une gageure : il s’agissait de faire travailler trois écoles ensemble, qui n’ont pas le même niveau, de faire passer le groupe initial de quelques interprètes à un ensemble de plus d’une soixantaine et d’ajouter des passages de hip hop et de danses africaines. Ce n’était pas rien mais l’entreprise en valait la peine. Et à voir, sur la scène de la MC93, se déployer ces jeunes, vêtus de costumes reprenant les codes de fluidité des tissus des costumes originaux essaimant le plateau de couleurs vives, blanches, foncées, argentées, et se rangeant en longues lignes, séparant l’ensemble en deux groupes selon les schémas dessinés au sol, ceux qui ne dansent pas regardant ceux qui dansent, comme dans une battle d’une certaine façon, il est indéniable le tout en jette !
Sur la musique de Reich
La musique de Steve Reich prend l’oreille, guide le cerveau, lui permet d’accepter ces circonvolutions et variations surprenantes. Les corps suivent, se donnent à l’espace, sautent, tournent et se baissent à l’abrupt, signes majeurs du langage d’Anne Teresa de Keersemaeker, ces ruptures d’axe qui ne font qu’accentuer la dominante du vif, de ce qui est lancé comme un éclair et que nous, spectateurs ravis, nous attrapons ici et là. Certains interprètes se distinguent — garçons échappant déjà à la norme, filles à la charpente fine et musclée, démarche ferme et aérienne, un grain de folie, quelque chose dans le mouvement de la tête quand celle-ci rejoint l’épaule.
D’autres donnent l’impression que le mouvement les distance trop mais peu importe… Enfin les extensions hip hop ou des danses traditionnelles africaines, par leur beauté sans fards, soulignent encore plus la relation absolue du sol et de l’air, la trajectoire verticale, le jeu horizontal. Voici d’ailleurs ce qu’en dit Alesandra Seutin : « Nos danses mettent en avant une connexion à la terre, un ancrage au sol, une expansion dans l’espace que la danse classique ne connait pas et que l’on trouve dans la danse contemporaine. » Non seulement Drumming XXL réunit trois écoles si différentes mais il réunit aussi deux continents et des centaines de spectateurs, chavirés par cette fête.
Brigitte Hernandez
Drumming XXL d’Anne Teresa de Keersameker et Clinton Stringer
Rencontres chorégraphiques internationales de Seine-Saint-Denis
MC93
9 boulevard Lénine
93000 Bobigny
Jusqu’au au 8 juin 2024
durée 1h20
Tournée
9 juin 2024 à La Villette, espace chapiteau.
Chorégraphie Anne Teresa De Keersmaeker (1998)
Musique originale Steve Reich Drumming
Remonté par Clinton Stringer
Avec les danseuses et danseurs de l’École des sables – P.A.R.T.S. et du Conservatoire de Paris.
Transmission Frank Gizycki, Cynthia Loemij, Moya Michael, Laura Maria Poletti, Sue-Yeon Youn