Vous voilà à la Colline avec Le Tigre bleu de l’Euphrate et Terrasses, deux pièces écrites par Laurent Gaudé. Comment est né ce projet ?
Denis Marleau : Wajdi Mouawad avait accueilli en 2022 à la Colline Les dix commandements de Dorothy Dix de Stéphanie Jasmin, que j’avais mise en scène. Dans un esprit de continuité, il nous a proposé de revenir avec une nouvelle création. J’avais déjà monté à Montréal Le Tigre bleu de l’Euphrate. Laurent Gaudé et moi avions envie de nous retrouver dans une autre aventure théâtrale. Wajdi a donc permis cela avec ce coup de projecteur sur l’auteur, dans ce théâtre dédié aux écritures contemporaines. Ce qui me semble très cohérent.
Quel est votre rapport artistique avec Laurent Gaudé ?
Denis Marleau : La rencontre avec Laurent Gaudé est vraiment passée par son écriture. Quelqu’un d’extérieur au monde du théâtre m’avait proposé de lire Le Tigre bleu de l’Euphrate. C’est le premier texte de lui que j’ai lu et cela m’a beaucoup intéressé. Il s’est posé pour moi la question de savoir comment on pouvait amener cette langue, qui se situe entre le poème épique et le récit intime, sur un plateau ?
Pourtant Laurent Gaudé a écrit ce texte pour le théâtre ?
Denis Marleau : Ce que j’ai appris plus tard ! J’ai traîné le livre avec moi pendant plusieurs années en me demandant quel acteur pourrait incarner sur scène, avec ses mots, Alexandre le Grand.
Et vous l’avez finalement déniché en la personne d’Emmanuel Schwartz…
Denis Marleau : J’ai fait sa rencontre lorsque je me suis retrouvé à le diriger dans Le Tartuffe de Molière au Théâtre du Nouveau Monde. Je lui avais confié le rôle-titre. En travaillant avec lui, l’idée du texte de Gaudé m’est revenue. On s’est dit qu’on tenait notre Alexandre et nous lui avons fait la proposition. Ensuite, j’ai parlé du projet à Olivier Kemeid, qui venait de prendre la direction du Théâtre de Quat’Sous à Montréal et qui était heureux de commencer son mandat artistique avec un texte de Gaudé mis en scène par moi. C’est ainsi que l’on a monté, en 2018, Le Tigre bleu de l’Euphrate.
C’est un « solo » pour virtuose, comment avez-vous dirigé cet instrument particulier qu’est un comédien ?
Denis Marleau : C’est une expérience qui a été importante autant pour Emmanuel que pour moi. Avec cet acteur, qui est extrêmement libre dans son corps grand et d’une étonnante flexibilité, je pouvais développer une sorte de chorégraphie narrative. On est partis d’abord d’une voix que l’on entend, puis d’une silhouette qui va se déplier progressivement pour faire apparaître cet homme au corps malade qui va s’adresser à la Mort, pour raconter son histoire, ses moments de vie et ses désirs inassouvis. C’est ce dépliage qu’il était intéressant d’explorer, en prenant appui sur un lit comme unique décor, et qui sera sa tombe. Autrement dit, une plongée dans le royaume d’Hadès, le dieu grec des enfers où Alexandre va trouver sa dimension à la fois humaine et épique, à la fois humble et celle d’un héros antique.
Son texte possède un style très précis qui fait songer aux tragédies antiques…
Denis Marleau : Pour accompagner Emmanuel, je me suis senti dans la continuité d’un travail que j’avais déjà réalisé sur la tragédie romaine. Avec l’Agamemnon de Sénèque que j’ai mis en scène en 2011 au Français dans la traduction de Florence Dupont. Cette grande latiniste m’avait initié aux catégories du dolor, du furor et du nefas. Ce sont des notions qui m’ont inspiré et qui ont apporté des éclairages sur les mouvements du texte, dont celui de l’apparition du monstre qui verse presque dans l’inhumanité. Et aussi sur la manière de prendre en charge la profération.
Comment le texte de Terrasses vous est-il arrivé ?
Denis Marleau : Pas tout de suite. Il y a bien eu d’abord quelques échanges entre nous sur d’autres sujets que Laurent avait envie d’aborder. Finalement, quand il m’a dit avoir commencé à écrire sur les événements du 13 novembre dans une forme chorale comme un requiem, j’ai accueilli cette proposition avec enthousiasme, mais non sans une certaine appréhension. En septembre 2022, il m’a envoyé les premières pages de ce qui allait devenir Terrasses. J’ai été, avec Stéphanie, le premier lecteur de cette écriture qui s’est développée par la suite.
Un texte qui porte sur les attentats du 13 novembre 2015 à Paris, que vous avez vécus de Montréal. En revanche, vous étiez à Paris lors des attentats contre Charlie en janvier 2015.
Denis Marleau : Nous étions à la Comédie-Française pour créer Innocence de Dea Loher. Ce jour-là et ceux d’après ont été très émotionnants, des acteurs arrivaient au bord des larmes à la répétition. Et nous sommes ensuite allés au grand rassemblement d’hommage aux victimes à la place de la République. On était logés dans le 11e, pas très loin de Charlie. Notre fille, qui avait alors sept ans, s’est retrouvée enfermée à l’école toute la journée. Cela a été bouleversant pour toute la famille. Comme vous le savez aussi, le Québec n’est pas loin des États-Unis, où plein d’événements violents se produisent et bien sûr, il y a eu le 11 septembre… Quand Laurent m’a parlé de Terrasses, je me suis donc senti concerné par cette réalité. Et ce texte est dédié à « toutes celles et ceux qui se sont sentis parisiens ce soir-là. »
Terrasses est une pièce chorale, qui donne la parole aux victimes, aux soignants, aux policiers, aux proches… Comme dans les grandes tragédies, cela bouge, cela se déplace. Comment avez-vous orchestré toutes ces voix, ces tonalités, ces mouvements ?
Denis Marleau : L’idée de Laurent était de donner une multiplication de points de vue qui déplacent sans arrêt notre regard sur l’événement tragique. Et compte tenu de cette approche polyphonique, il fallait d’abord dessiner un trajet pour placer ces voix sur scène : première et deuxième terrasse, le trottoir d’en face, les voisins, la rumeur, la salle de spectacle, le hasard. Et tout cela devait s’inscrire aussi dans une traversée temporelle, celle d’un matin à un autre matin, en passant par le jour, le soir, et la nuit. Très tôt, j’ai commencé à élaborer sur papier une partition chorale pour en extraire des voix en solo, en duo, en trio ou en choral. Avec les acteurs, le travail de table a duré plus de quatre semaines, ce qui a permis de clarifier les états rythmiques de chaque partie du texte, d’en repérer les motifs, les jeux d’échos entre chaque tableau, les moments de dilatation ou de contraction, d’en cerner les occurrences, les mots rayonnants.
Par rapport à la version imprimée, vous avez aussi fait des changements dans le texte…
Denis Marleau : Quelques coupes seulement et deux ou trois déplacements de paragraphes dans les deux derniers tableaux, tout en préservant l’ordre des dix tableaux dans la logique du récit, celle d’un avant, un pendant et un après les attentats. Mais ce qui a surtout retenu mon attention, ce sont les intrusions dans la pensée intime des personnages. C’est ça qui m’a bouleversé. Comment faire entendre ces voix intérieures qui parlent ou qui essaient de parler et que parfois le personnage veut taire aussi ? Terrasses, c’est à la fois un théâtre du « nous » et de l’intime dont tout le monde connaît l’issue. Ce que l’on sait moins, c’est comment « ça pense » à ce moment-là. Et c’est par ce biais que l’auteur nous fait entrer dans la fiction. Celle qui raconte quelque chose qui peut être bouleversant à travers les moments de sidération, de stupeur, de surprise…où parfois les morts viennent parler aux vivants…
Les scénographies, cosignées avec Stéphanie Jasmin, forment un tout avec le texte. Comment travaillez-vous ?
Denis Marleau : Toujours dans une réelle complicité depuis vingt ans au sein d’UBU, où elle cosigne parfois les mises en scène, où à l’inverse je monte ses textes, où elle conçoit aussi et réalise la vidéo et la scénographie. Stéphanie vient de l’histoire de l’art. Elle a fait l’École du Louvre. Elle est aussi diplômée en réalisation de l’Université Concordia. C’est une grande lectrice, passionnée de littérature. Grâce peut-être aussi à ce fonctionnement à deux vitesses qui nous caractérise, nous sommes dans un échange très fertile. Elle lit beaucoup plus vite que moi et a une grande capacité d’analyse. Alors que moi, j’ai besoin de développer mon approche dans la durée. Dans la lenteur, avec peu de mots au début, pour décortiquer le texte et arriver vers la fin à prendre des décisions importantes sur le plateau. C’est cette complémentarité qui fait, je crois, que l’on arrive à bien travailler ensemble et à développer des projets qui sont si différents les uns des autres.
Pour Le Tigre, c’est lors d’un voyage en Afrique du Sud, dans un parc national où ne se voyait aucune trace humaine, qu’elle a filmé ces paysages, en se disant qu’Alexandre aurait pu les traverser. Pour Terrasses, elle partait la nuit dans Paris tourner des images, pouvant rester deux ou trois heures au même endroit à filmer des détails, des éclats de lumières, des reflets à travers des verres… Cette étrangeté de l’image, qu’elle réussit à faire ressentir autant par son attrait pour le détail que par le traitement au ralenti, s’appuie toujours sur la pulsation du texte.
Ce qui impressionne, c’est qu’elles ne sont pas envahissantes…
Denis Marleau : Parce qu’elles sont liées à l’écriture. Elles ne sont pas là pour décorer, expliquer ou illustrer. Stéphanie a cette capacité d’entrer dans le mouvement intérieur du texte. Elle parle souvent de l’image comme d’un bruissement, une bande sonore imagée.
Et dans Terrasses, il y a aussi ce sol qui se déplace, se soulève…
Denis Marleau : Il est un lieu d’instabilité, mais aussi celui de renversements, du sol qui se dérobe, du corps qui vacille. Il fallait transmettre ça d’une façon sensitive, subtile, car il ne s’agissait pas d’en faire un événement, un effet spécial. C’est pour Stéphanie et pour moi une façon de dire qu’avec ce plancher nous sommes toujours au théâtre, là où un geste artistique peut se déployer, une voix se faire entendre.
Allez-vous montrer Terrasses à Montréal ?
Denis Marleau : On aimerait beaucoup. Mais ce sera d’abord deux lectures-spectacles à l’automne avec une bonne partie de la distribution qui se déplacera. Après on verra.
Propos recueillis par Marie-Céline Nivière
Le tigre bleu de l’Euphrate de Laurent Gaudé
La Colline – Théâtre National
15 rue Malte Brun
75020 Paris
Jusqu’au 16 juin 2024
Durée 1 h 30.
Terrasses de Laurent Gaudé (éditions Acte Sud)
La Colline – Théâtre National
15 rue Malte-Brun
75020 Paris.
Du 15 mai au 9 juin 2024.
Durée 2h05.