Dämon el funeral de Bergman d'Angélica Liddell © Christophe Raynaud de Lage
Dämon el funeral de Bergman d'Angélica Liddell © Christophe Raynaud de Lage
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« Dämon », l’égotrip auto-suicidé d’Angélica Liddell

En ouverture du Festival d’Avignon, la sulfureuse espagnole fait honneur à sa réputation. Dans ces funérailles bergmaniennes, elle confesse ses angoisses, réveille ses fantômes et n'épargne personne, quitte à frôler l’autocaricature.

Les trompettes de Maurice Jarre résonnent. La cour se remplit. Un plateau rouge sang accueille le public. Couleur du deuil papal, ce carmin-là déborde de partout, envahit l’espace, le bouffe. Des chaises roulantes, noires, encadrent la scène. Un bidet, un urinoir et une cuvette de toilettes blanc immaculé encadrent ce décor minimaliste et castelluccien. Un pape, aux faux-airs de feu Jean-Paul II traverse la cour où neuf de ses prédécesseurs ont vécu. Hirsute, perdu, il se demande bien ce qu’il fait là, semble s’interroger sur les dérives du monde, sur le manque de croyance en l’avenir. L’art, même le plus provoc’ saura-t-il susciter le sursaut nécessaire pour éviter le pire, secouer les consciences, comme l’encourage, un peu plus tard dans le spectacle, ce chef de l’Église catholique mort en 2005 et canonisé en 2014, et que l’on était loin d’imaginer aussi humaniste ?

Dämon el funeral de Bergman d'Angélica Liddell © Christophe Raynaud de Lage
© Christophe Raynaud de Lage

Enfin, nue sous un long déshabillé blanc presque transparent, l’infernale espagnole apparaît. Tous les espoirs sont permis. Son sens du théâtre, de la harangue aux spectateurs, du trash, du subversif, sont plus qu’attendus. Radicale et totale, Angélica Liddell est une des rares artistes à être capable de dompter la cour, de l’avoir à sa botte. Le miracle va-t-il se produire ? Tous les fantômes et démons qui hantent ses jours et ses nuits vont-ils dégouliner par toutes les pores et les orifices de l’imperturbable et majestueuse façade ? 

Dans un silence assourdissant, sans se soucier des milliers de regard qui l’observent, la scrutent, elle se lave les fesses et le sexe dans une bassine émaillée. Puis elle jette l’eau souillée sur le mur de calcaire millénaire. Le ton est donné. L’irrévérence est de mise. Sous l’égide d’un de ses maîtres, Ingmar Bergman, tournant dos au public, elle étrille les critiques, les mets face à leurs écrits. Prenant à partie certains confrères, elle lâche la bride à ses obsessions. Ses mots deviennent des banderilles qu’elle plante dans les flancs de nos collègues, sans égards — comme parfois nous pouvons l’être avec les artistes —, avec véhémence, virulence. Rien ne l’arrête. La séance de flagellation dure, dure jusqu’à l’outrance, jusqu’à l’injure, ad libitum… D’ailleurs, au cloître Saint-Louis ce matin, Angélica Liddell, interrogée dans un échange public par Zineb Soulaimani, réitère ses attaques contre la critique : « Mon œuvre est une gifle aux critiques. Et j’aimerais d’ailleurs pouvoir en donner une physiquement à tous ces gens qui m’ont fait du mal. Je crois que la critique, c’est quelque chose d’antédiluvien, quelque chose qui est archaïque et que c’est quelque chose qui du fait mal à l’art. »

Dämon el funeral de Bergman d'Angélica Liddell © Christophe Raynaud de Lage
© Christophe Raynaud de Lage

Démiurge autant que démon, Angélica Liddell recycle les images qui ont fait son succès et qui ont ancré dans le théâtre contemporain son style sans pareil. Jeunes filles nues se pavanant devant de vieux grigous, religieux se paluchant, culs exposés sans pudeur, créatures portées aux nues, elle ressasse mais n’invente plus. Plus sage — elle ne s’automutile plus — mais pas moins rageuse, elle rugit, crie, hurle, libère tout ce qui la ronge jusqu’à la moelle. Ses parents, bien sûr, son amour-haine pour la religion, sa peur de ne pas être aimée, son désir d’être détestée, ses envies de suicide, sa hantise de mourir — tout y passe. 

Malheureusement, faisant écho aux critiques contre lesquelles elle a lâché toute sa hargne, l’artiste espagnole, loin de prouver qu’elles étaient toutes indignes de son art, tombe dans les pires des écueils et finit par donner raison à certaines d’entre elles. La flamboyante et baroque performeuse se perd dans ses idées fixes, tourne en rond, court après des spectres, des ombres et des chimères sans jamais arriver à les rattraper et à leur donner corps. Pourtant, fidèle à sa capacité à créer des tableaux de pure beauté, elle habite cette cour qui ne pardonne rien, lui insuffle la vie, la rend vibrante : les funérailles de Bergman réinventées en noces funèbres en sont l’acmé. 

Obnubilée par son âge, la hantise de sombrer dans le gâtisme, elle cherche la vie derrière la mort. Litanie âpre, tonitruante, logorrhée sans fin, Angélica Liddell, pareille à elle-même, met chacun des spectateurs face à ses propres excréments. De Bach aux Pet shop boys, elle danse sur nos préjugés, nos idées reçues, nos incapacités à voir plus loin que le bout de notre nez. Aussi brillante qu’affligeante, la reina madrilène n’a pas fini de diviser. Chez elle, c’est indéniable, l’art est toujours vivant !


Dämon, El funeral de Bergman d’Angélica Liddell
Spectacle déconseillé au moins de 16 ans
Festival d’Avignon
Cour d’Honneur du Palais des Papes
Place du Palais
84000 Avignon
jusqu’au 5 juillet 2024
Durée 2h

tournée
26 septembre au 6 octobre 2024 à L’Odéon-Théâtre de l’Europe

Mise en scène, scénographie et costumes Angélica Liddell
Avec Ahimsa, Yuri Ananiev, Nicolas Chevallier, Guillaume Costanza, Electra Hallman, Elin Klinga, Angélica Liddell, Borja López, Sindo Puche, Daniel Richard, Joel Valois et la participation d’Erika Hagberg (habilleuse du Dramaten), David Abad (Multicapacitats)
et de figurants Ayena Adjido, Julie Benoit, Francine Billard, Alain Bressand, Paule Coste, Maylis Calvet, Léa Delaporte, Adam Dupuis, Annette Ecckhout, Christian Ecckhout, Bernadette Fredonnet, Marion Gassin, Pierre Hoffmann, Dominique Houdart, Jeanne Houdart- Heuclin, Manon Hugny, Françoise Pellevillain, Gael Maryn, Daphné Lanne, Elisa Morice, Julia Pal, Alain Sperta, Sabino Tatulli, Victor Van Kuijk Saytour, Kenza Vannoni, Coralie Zaninotti
et en alternance Timothée Bosc, Odin Darlix, Victor Van Kuijk Saytour
et la voix de Jonas Bergström
et Laura Meilland (violoncelle)
Lumière de Mark Van Denesse 
Son d’Antonio Navarro 
Assistanat à la mise en scène – Borja López 
Traduction pour le surtitrage – Christilla Vasserot (français), 36caracteres (anglais)
Régie plateau – Nicolas Chevallier 
Direction technique – André Pato 

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