Judith, la nouvelle épouse de Barbe bleue, découvre le fameux château qui sera sa prison. Au fond du décor glaçant que Rolf Borzik a signé en 1977, une porte. Fermée. Interdite. Quelle réalité se cache derrière ? Celle que Pina Bausch met en corps sur la scène : des jeunes femmes, dansant, riant, pleurant, jouant. Des jeunes hommes, déjà accablés, dessinant les rondes douloureuses, les fameuses rondes que l’on retrouve dans bien des pièces de la chorégraphe. Les robes ressemblent à celles de Peau d’Âne : couleur de temps, soleil, lune… Elles tombent comme celles qui les portent, les parures de contes de fées laissant apparaître des longues tuniques couleur de la peau, de la chair, de l’ultime rempart du corps.
Un homme si jeune (Alexandre Boccara), ploie sous un manteau trop lourd, trop grand, dévoré, on le sent, par quelque chose qui le dépasse. Son péché ? Sa violence ? Celle des autres avant lui ? La musique poignante tord le silence. L’unique opéra de Béla Bartók composé en 1911, surgit d’un magnétophone posé sur une table à roulettes, ce magnéto d’où le désir s’échappe sera la voix, le corps de cet homme perdu et rageur. Celui-ci le manipulera à l’envi, revenant chaque fois à « avant », reprenant toujours le passage au début, et le fameux motif de la répétition, signe particulier de la névrose, marque férocement chaque séquence, encore et encore, la fin ne finit jamais et ce qu’on recommence tue à chaque fois.
Les fondamentaux de Pina Bausch
En 1977, date à laquelle elle crée Barbe-Bleue, Pina Bausch est depuis quatre ans seulement à la tête du ballet de Wuppertal. Elle a pourtant déjà signé quatre chefs d’œuvre : deux avec les opéras de Glück : Iphigénie en Tauride (1974), Orphée et Eurydice (1975), Le Sacre du printemps de Stravinsky en 1975 encore et Les Sept Péchés capitaux d’après Brecht et Kurt Weill (1976). Avec ces pièces, le public de l’Opéra de Wuppertal a découvert les fondamentaux de son langage : les enroulements fascinants des bras, les splendides torsions du torse, les échappées des jambes comme si le corps se dérobait, comme s’il ne pouvait que se dérober sous le poids du monde, en résistant tout de même.
Car ici, et Barbe bleue en est l’illustration sans failles, se danse le rapport répété de force entre les hommes et les femmes, ce combat contre la douleur d’être seul même à deux, cette obstination de comprendre ce que signifie être au monde. Judith veut faire entrer la lumière dans le château, elle finira vaincue. Les courses épuisantes traversent le plateau et ce sont les spectateurs qui se retrouvent le souffle court. Pina Bausch disait à Chantal Aubry au micro de France Culture, comme il est rappelé dans le programme : « Souvent la vie est beaucoup plus dure que ce que je montre sur scène… ».
C’est la quatrième œuvre de Pina Bausch que l’Opéra inscrit à son répertoire. La chorégraphe allemande aimait travailler avec ce ballet, elle a aidé bien des danseuses, leur a montré un chemin en elles, leur a donné une autre voie, un autre regard. Aujourd’hui, c’est Beatrice Libonati, une des grandes figures de la compagnie de Pina Bausch qui a transmis et dirigé la jeune génération : tous les danseurs sont superbes. Mention spéciale à la très jeune Koharu Yamamoto, vingt ans, qui ne compte que deux ans dans le ballet. Sa Judith est extraordinaire.
Un tube de ballet
Le Lac des cygnes, le ballet le plus connu au monde, œuvre phare de l’Opéra de Paris, affiche « complet » dès que s’ouvre la réservation. C’est normal, ce classique est un chef-d’œuvre. Sur scène, dès l’ouverture, se déploie la psyché de l’œuvre composée en 1877 par Tchaïkovski, (re)chorégraphiée en 1893 par Marius Petipa et le méconnu et pourtant génial Lev Ivanov (celui-ci) pour les ensembles des cygnes et enfin revu et « freudement » corrigé par Rudolf Noureev, qui fut élevé, nourri, formé à l’héritage du Kirov à « Leningrad ».
Le rideau de scène dévoile un songe, celui du prince Siegfried, reposant à l’avant-scène dans un haut fauteuil, « ailleurs »… Derrière lui se déroule le premier drame : une jeune princesse se fait capturer par un oiseau, un mauvais génie, et les deux s’envolent dans les airs. Tout est dit : l’imaginaire, la féérie, l’impossible amour, la réalité dont il faut s’évader, un prince, une princesse, des oiseaux, un vol, un rapt. Un conte.
Paul Marque, danseur étoile époustouflant, se révèle un interprète hors-norme dans sa compréhension du personnage du prince. Son Siegried ne sait pas qui il est mais il sait ce qu’il ne veut pas : le songe oui, l’amour oui mais le mariage, non merci, avec aucune de celles qu’on lui présente. Cette ignorance de lui-même et la difficulté à faire face à la réalité le soumettent à l’autorité écrasante de son précepteur, avec qui se dessine une relation homosexuelle inconsciente. Le danseur enrichit son personnage en le laissant être et ne pas être, à lui imprimer dans un même mouvement ce flou de l’hésitation et la volonté de bien faire. Sa façon de baisser la tête devant Rothbart, interprété formidablement par Pablo Legasa, ou de s’incliner devant sa mère la reine, est d’une grande justesse. Tout est dans la pression.
Cygne blanc, Cygne noir
Le Lac met en scène des cygnes, double symbole de pureté et de sexualité. Le double est ici le signe qui ouvre toutes les portes. Si Odette, le cygne blanc, n’est que pureté, Odile, le cygne noir, n’est que fausseté. Mais les deux sont victimes d’un prédateur, le mauvais génie Rothbart qui, dans cette version de Noureev, n’est autre que… Wolfgang, le précepteur du prince, avatar paternel. Noureev a réalisé là son plus grand ballet : à chaque pas, à travers les ensembles sacrément ardus pour les garçons, l’exigence des lignes évidemment irréprochables pour les filles, il démontrait son goût pour le théâtre et la joie de la danse, un sens formidable de la mise en scène dans les scènes au château.
Le spectacle est vraiment une sacrée course d’obstacles, il faut pouvoir tenir et assurer selon les exigences de l’école française au cœur du ballet de l’Opéra. La compagnie reprise en main par le directeur José Martinez (étoile de l’Opéra de Paris) prouve qu’elle est au niveau de ces exigences. Le Lac des cygnes se situe dans l’excellence, tout doit être parfait : le corps de ballet, les solistes, les étoiles.
Sae-Eun Park, nommée étoile en 2021 dans Roméo et Juliette, version Noureev encore, a su jouer des audaces qu’offre le dédoublement de son personnage. Comment danser Odile quand on est Odile ? Elle y répond par une finesse impressionnante, à l’unisson de Paul Marque. L’un et l’autre vivent l’irréalité comme une réalité : tous les deux victimes, tous les deux condamnés, tous les deux sans amour, tous les deux à baisser la tête. Sae-Eun Park oblige son regard à se diriger vers le bas et imprime à son cou une infime tension, ses bras volent, sa détresse la détache des autres cygnes, elle sait qu’elle ne sera pas sauvée…
Et ce sentiment d’inéluctable, elle s’en sert à nouveau lorsqu’elle devient Odile, celle qui brille pour trahir. La même tension lui fait lever le cou comme si elle voulait rejeter cette couronne qui la condamne. Odile ne peut être sans Odette et Odette ne peut vivre qu’à travers l’amour trahi. Ce ballet qui se voulait un divertissement est un bijou d’intelligence et d’émotions. Le soir de la première, le ballet de l’Opéra de Paris a donné tout cela au public, qui lui a fait une ovation.
Brigitte Hernandez
Barbe Bleue de Pina Bausch
Opéra national de Paris
Opéra Garnier
Place de l’opéra
75009 Paris
du 22 juin au 14 juillet 2024
Durée 1h50 sans entracte
Chorégraphie et mise en scène de Pina Bausch
musique de Béla Bartók(1881-1945)
Collaboration de Rolf Borzik, de Marion Cito et de Hans Pop
Scénographie et costumes de Rolf Borzik
Le Lac de Cygnes de Rudolf Noureev
Opéra national de Paris
Opéra Bastille
Place de la Bastille
75012 Paris
Du 21 juin au 14 juillet 2024
Durée 3h avec un entracte
Chorégraphie de Rudolf Noureev
Musique de Piotr Ilyitch Tchaïkovski (1840-1893)
Livret de Vladimir Begichev, de Vassili Geltser
Direction musicale de Vello Pähn
Décors d’Ezio Frigerio
Costumes de Franca Squarciapino
Lumières de Vinicio Cheli