En 1790, Mozart ricane : « Così fan tutte » ! « Toutes pareilles » ! Volages, infidèles, menteuses, dissimulatrices… Aïe, à première vue, pas bon d’être une femme à ses yeux, et en ces temps de MeToo, la première réaction est de s’étonner que son opéra attire toujours autant, avec des versions souvent osées comme celle du metteur en scène russe Dimiri Tcherniakov au Festival d’Aix-en-Provence l’an dernier, lorsqu’il fit se rencontrer pour une soirée échangiste deux couples friqués à l’amour éprouvé. Pas totalement convaincant était le moins qu’on puisse en dire.
Mais enfin ici, il n’est pas question de s’éloigner de l’armature première : sous les conseils de l’« ami » Don Alfonso, deux jeunes gens acceptent de mettre à l’épreuve la fidélité de leurs fiancées. Pari est pris. Qui gagnera ? C’est là tout l’enjeu de la joyeuse version d’Anne Teresa de Keersmaeker, qui fait danser ici les apparences et les attachements, les jugements vite faits mal faits. Qui perd gagne… Qui gagne… Et le Cosi de la chorégraphe réussit à nous donner le sourire tout au long : jamais l’opéra ne semble s’étirer, chercher son souffle ou sa juste mesure.
Esprit de libération
Cosi est une délicieuse et amère provocation, un petit caillou pointu sur les chemins balisés de nos modes de pensée et surtout un jeu de miroirs vertigineux qui rappelle les labyrinthes et autres illusions magiques si prisés au 18e siècle. Une première illusion : l’amour toujours : Don Alfonso assure que leurs chéris partis à la guerre, les fiancées « craqueront » très vite pour les nouveaux venus qui les séduiront. Ah, vraiment ? Après les pleurs, cris, promesses, les faux soldats reviennent aussi vite sous les traits de riches Albanais qui déclarent mourir d’amour pour les beaux yeux des deux sœurs, Dorabella et Fiordiligi. Mais n’en déplaise (ou pas) à Mozart, ces jeunes femmes sont loin de se précipiter dans les bras de ces play-boys, ne comprennent pas leur insistance et pensent à leurs fiancés. Le diabolique Don Alfonso et sa comparse, la gouvernante Despina, attisent les feux du désir à défaut de ceux de l’amour et les presse de prendre du plaisir : « quand un homme disparait, un autre apparaît ». « Vous allez voir comme elles vont céder », prédit Don Alfonso aux deux amis. Et bien sûr, l’une finit par céder, mais ce ne sera pas sans lutter, et l’autre, à son cœur (presque) défendant, suivra l’exemple de sa sœur. Don Alfonso exulte : « Così fan tutte ! ». En une journée, les jeux sont faits, les âmes abîmées, les cœurs en charpie et l’amour ? Ah, l’amour…
Le choix de cet opéra par Anne Teresa de Keersmaeker n’a rien de surprenant. Cet ouvrage œuvre en sourdine à propos de la libération des femmes, malgré la terrible réputation de misogynie qui colle à l’œuvre depuis sa création en 1790, un an avant la mort de Mozart. Le siècle était aux Lumières, Joseph II à la tête du saint empire romain germanique avait réformé le droit matrimonial et les femmes, désormais, pouvaient faire valoir leur décision en matière matrimoniale. Choisir son mari ! Le répit fut de courte durée (la morale bourgeoise du 19e siècle y mit bon ordre), mais à la création de Cosi, c’était l’esprit de l’époque.
Construction géométrique
La chorégraphe belge est comblée musicalement : elle aime la musique vocale de Mozart, et surtout, elle peut unir et réunir en un mouvement les lignes de chant, de corps, de tempi, de respiration. La danse ici est parole et vecteur, le corps transmet, traduit, commente, sourit, sursaute, devance même parfois les intentions du cœur… Chacun des six personnages a son double : ça chante, ça danse. Des duos qui ne pèsent pas — car la chorégraphe sait faire de la légèreté son alliée —, et même, petit regret, qui pour certains ne pèsent pas assez… Les hommes, soit Ferrando et Guglielmo (Josh Lovell et Gordon Bintner), les deux nigauds ferrés par Don Alfonso, se battent bien vocalement et leur jeu est juste, leurs doubles dansants sont excellents mais sans forte présence (Julien Monty, Michaël Pommero) ; même chose pour Cynthia Loemij qui double Fiordiligi (Vannina Santoni) : on ne sent ni la douleur ni le doute qui tourmentent l’esprit et le corps du personnage. La danseuse Marie Goudot agite plus qu’elle n’accompagne le personnage de la malicieuse et astucieuse Despina, interprétée par la très douée Hera Hyesang Park. Seule Samantha van Wissen donne à Dorabella et à sa partenaire chanteuse Angela Brower une force avec laquelle jouer, rebondir, s’amuser. Rien d’étonnant à cela : Samantha van Wissen avait remporté un énorme succès avec la version déjantée de Giselle mise en scène par François Gremaud. On retrouve dans Cosi la même intelligence du jeu, la même audace joyeuse, le même bel esprit.
La géométrie est au cœur de la construction, au sol, dans l’espace et dans la narration : Keersmaeker sait construire des trajectoires, tracer des lignes qui s ‘évanouissent, jeter des charmes car sa danse est enivrante, tout en ruptures et envolées. « Dans Cosi fan tutte, explique le dramaturge Jan Vandehouwe dans le programme, la chorégraphe veut rendre visible la richesse du contrepoint musical en s’appuyant sur le principe “my walking is my dancing” » — soit « marcher la musique »… « Le doublement permet une troisième voix visible, à côté de la musique et du texte. La danse doit souligner la tension entre le texte tragicomique de Da Ponte (le librettiste) et la musique de Mozart. Tantôt elle suit le texte au plus près, tantôt elle transcende la comédie en recherchant une dimension profondément existentielle, presque religieuse… »
En 1992, Anne Teresa de Keersmaeker s’était déjà aventurée du côté de Mozart avec Mozart/Concert arias. La chorégraphe travaille la musique, le corps de la musique et c’est ainsi qu’on la connaît, en auditrice libre de ses mouvements et interprète au plus près du geste. Depuis ses débuts, c’est avec Steve Reich, Philip Glass, Bach, Bartòk, Beethoven ou Schönberg qu’elle mène ses danses. Ce Cosi a la note juste, le corps enlevé. Vivant, comme une note qui dure mais qui sait qu’elle va mourir.
Così fan tutte, musique mise en scène et chorégraphie Anne Teresa de Keersmaeker, direction musicale Pablo Heras-Casado
Opéra de Paris
Palais Garnier
Du 10 juin au 9 juillet 2024
Durée 3h25 avec entracte
Musique Wolfgang Amadeus Mozart
Livret Lorenzo Da Ponte
Direction Pablo Heras-Casado
Mise en scène et chorégraphie Anne Teresa De Keersmaeker
Décors et lumières Jan Versweyveld
Costumes An D’Huys
Orchestre de l’Opéra national de Paris
Chœurs de l’Opéra national de Paris
Chef de chœur Alessandro Di Stefano
Avec Vannina Santoni, Angela Brower, Josh Lovell, Gordon Bintner, Paulo Szot, Hera Hyesang Park