L’atmosphère est tendue. L’art vivant subit de plein fouet une politique résolument populiste et tournée vers une pensée unique, le profit et la déshumanisation d’un monde rongé par les démons du capitalisme et du patriarcat. À l’écoute du cœur battant des marginaux, des minorités, de ceux qui ont déjà vécu l’impensable, la guerre, les tranchées, l’exil, les violences sexuelles, les artistes répondent présent, s’emparent des sujets qui nous animent et nous questionnent. La peur de l’autre, le repli sur soi, la détestation de ce que l’on est intrinsèquement des animaux doués de conscience réveille chez certains des instincts primaires, monstrueux, innommables.
Primer la magnifique adaptation faite par Stanislas Nordey du dernier roman autobiographique de Christine Angot, Le voyage dans l’Est, c’est mettre en lumière une plume sans concession et une analyse chirurgicale de l’inceste. S’appuyant sur une troupe éclectique et habitée, le metteur en scène livre une œuvre noire, qui interroge nos consciences et oblige à voir droit dans les yeux l’une des perversions commises par une âme humaine. À l’heure de #MeToo, il n’est plus question pour les victimes de se taire et aux témoins de mettre des œillères.
Saluer l’insoutenable performance A Noiva e o Boa Noite Cinderela, où l’artiste brésilienne Carolina Bianchi se met chaque soir en danger, est une manière de dire “stop” au silence, de permettre à la plus crue des vérités d’éclater et dire haut et fort aux mâles dominants que leurs crimes envers les femmes ne seront plus impunis.
Parmi les autres thématiques abordées dans le palmarès théâtre, la guerre, la politique, la montée des extrémismes. En portant au plateau, Guerre, l’œuvre récemment retrouvée de Louis-Ferdinand Céline, Benoît Lavigne et son comédien, l’excellent Benjamin Voisin, invitent à plonger au plus près des tranchées, de leur atrocité, et donnent à entendre une langue gouailleuse autant qu’impitoyable. Plus léger mais pas moins corrosif, Le Mandat de Nicolaï Erdman, adapté avec intelligence et finesse par Patrick Pineau sur les planches des Célestins à Lyon, tire le fil de la satire dans une farce jubilatoire.
L’exil, la difficulté de s’adapter, de trouver son identité quand on a été déraciné de gré ou de force : voilà ce qui traverse certains des spectacles remarqués cette saison. Malgré la polémique, Les Émigrants, mis en scène par Krystian Lupa, a su retrouver un peu de calme après la tempête médiatique. C’est apaisé que le spectacle, tout en mélancolie et esthétisme, a fini par voir le jour à l’Odéon. Le génie ne doit tout excuser, mais bien au-delà de la personne, c’est avant tout une œuvre théâtrale que les membres du syndicat priment.
Face au maître polonais, la jeune garde française ne démérite pas, bien au contraire. S’emparant de Par les villages, poétique texte de Peter Handke, le jeune et brillant Sébastien Khéroufi nous embarque au cœur d’une fratrie dysfonctionnelle et touche au plus juste avec en acmé un monologue portée par la rappeuse Casey.
La légèreté n’est pas exempte de ce palmarès, avec la douce folie qui la caractérise l’unique et épatante Isabelle Lafon. Avec Cavalières, ses comédiennes, Sarah Brannens, Karyll Elgrichi, Johanna Korthals Altes et elle-même nous emmènent dans une fable équestre qui chamboule en profondeur. Un spectacle rare, unique.
À peine la Comédie-Française quittée, Hervé Pierre continue à charmer par son jeu virtuose. Donnant la réplique à Clotilde Mollet dans Moman, pourquoi les méchants sont-ils méchants ? de Jean-Claude Grumberg, il remporte le prix du meilleur comédien. Gracile, lumineuse, Noémie Gantier se glisse magistralement dans les mots de Goliarda Sapienza pour l’adaptation fleuve et ciselée d’Ambre Kahan. De toutes les scènes, elle irradie le spectacle et signe une performance virtuose.
Pour le prix du livre, c’est en plongeant dans le théâtre-utopie d’Armand Gatti, qu’Olivier Neveux a su susciter un bel intérêt et permettre de découvrir un artiste et son histoire. Et comme le théâtre est multiple, cette année exceptionnellement, le collège théâtre a souhaité mettre en lumière le travail unique d’Yngvild Aspeli. Adaptant La Maison de poupée d’Ibsen, l’artiste montre à quel point le théâtre d’objets a su se renouveler et se réinventer. Foisonnant, puissant, l’art vivant continue à déchainer les passions, à nous toucher, à nous plaire et à nous bouleverser. Le soutenir dans ces temps difficiles est au cœur de nos métiers.
Edito d’Olivier Frégaville-Gratian d’Amore, Vice président Théâtre du Syndicat de la Critique théâtre, musique et danse
THÉÂTRE
GRAND PRIX (Meilleur spectacle théâtral de l’année)
Le Voyage dans l’Est, de Christine Angot, adaptation et m.e.s de Stanislas Nordey
PRIX GEORGES-LERMINIER (Meilleur spectacle théâtral crée en province)
Le Mandat, de Nicolaï Erdman, adaptation et m.e.s de Patrick Pineau (Création aux Célestins – Théâtre de Lyon)
PRIX DE LA MEILLEURE CRÉATION D’UNE PIÈCE EN LANGUE FRANÇAISE
Cavalières, de Sarah Brannens, Karyll Elgrichi, Johanna Korthals Altes et Isabelle Lafon. Conception et m.e.s d’Isabelle Lafon
PRIX DU MEILLEUR SPECTACLE THÉÂTRAL ÉTRANGER (Ex aequo)
A Noiva e o Boa Noite Cinderela, de Carolina Bianchi (Brésil)
Les Émigrants, de W.G. Sebald, adaptation et m.e.s de Krystian Lupa (Suisse et France)
PRIX LAURENT-TERZIEFF (Meilleur spectacle présenté dans un théâtre privé)
Guerre, de Louis-Ferdinand Céline, m.e.s de Benoît Lavigne
PRIX DU MEILLEUR COMÉDIEN
Hervé Pierre dans Moman – Pourquoi les méchants sont méchants ?, de Jean-Claude Grumberg, m.e.s de Noémie Pierre, Hervé Pierre et Clotilde Mollet
PRIX DE LA MEILLEURE COMÉDIENNE
Noémie Gantier dans L’Art de la joie, d’après l’œuvre de Goliarda Sapienza, adaptation théâtre et m.e.s d’Ambre Kahan
PRIX JEAN-JACQUES-LERRANT (Révélation théâtrale de l’année)
Sébastien Kheroufi pour la m.e.s de Par les villages, de Peter Handke
PRIX DE LA MEILLEUR CRÉATION D’ÉLÉMENTS SCÉNIQUES
Emmanuelle Roy pour la scénographie de Neige, de Pauline Bureau
PRIX DU MEILLEUR LIVRE SUR LE THÉÂTRE
Armand Gatti, théâtre-utopie, d’Olivier Neveux. Ed. Libertalia
PRIX DU MEILLEUR COMPOSITEUR DE MUSIQUE DE SCÈNE
Reinhardt Wagner pour la musique de Zazie dans le métro, de Raymond Queneau, m.e.s de Zabou Breitman
MENTION SPÉCIALE
Une maison de poupée, d’Henrik Ibsen, m.e.s d’Yngvild Aspeli (Marionnettes)
MUSIQUE
GRAND PRIX DU MEILLEUR SPECTACLE DE L’ANNÉE
Guercœur, d’Alberic Magnard, m.e.s de Christof Loy et dir. mus. d’Ingo Metzmacher à Strasbourg et Anthony Fournier à Mulhouse
PRIX CLAUDE-ROSTAND (Meilleure coproduction lyrique régionale et européenne)
Picture a day like this, création de George Benjamin au Festival d’Aix-en-Provence
PRIX DE LA MEILLEURE SCÉNOGRAPHIE
Rheingold, de Wagner à Bruxelles, m.e.s et scénographie de Romeo Castellucci
PRIX DE LA CRÉATION MUSICALE (hors opéra)
Le Chant de la terre, de Laurent Cuniotet l’ensemble TM+
PERSONNALITÉ MUSICALE DE L’ANNÉE
Léa Desandre, mezzo-soprano
RÉVÉLATION MUSICALE DE L’ANNÉE
Claire de Monteil, soprano
MEILLEUR LIVRE DE L’ANNÉE
Jules Massenet, de Jean-Christophe Branger. Ed. Fayard
MEILLEURE INITIATIVE POUR LA DIFFUSION MUSICALE (répertoires et publics)
La Co[opéra]tive pour son travail de diffusion et de mise en avant des jeunes chanteurs.
DANSE
GRAND PRIX – MEILLEUR SPECTACLE
Black Lights, de Mathilde Monnier
MEILLEURE COMPAGNIE
Nederlands Dans Theater
MEILLEUR INTERPRÈTE
Hugo Layer (CCN-Malandain Ballet Biarritz)
RÉVÉLATION CHORÉGRAPHIQUE
Anna Chirescu
MEILLEURE PERFORMANCE
Invisibili, d’Aurélien Bory
PERSONALITÉ CHORÉGRAPHIQUE
Noé Soulier, chorégraphe et directeur du CNDC Angers
MEILLEUR LIVRE
So Schnell – Dominique Bagouet,de Raphaël de Gubernatis(collection Chefs-d’œuvre de la danse, dirigée par Philippe Verrièle), Nouvelles éditions Scala/Micadanses
MEILLEUR FILM
Resilient Man, deStéphane Carrel, Flair Production
