Gaviota d'après la Mouette d'Anton Tchekhov, mise en scène de Guillermo Cacace © Francisco Castro Cacace
"Gaviota" d'après "La Mouette" d'Anton Tchekhov, mise en scène de Guillermo Cacace © Francisco Castro Cacace

Printemps des comédiens 2024 : Tchekhov en toute liberté 

Pour l’ouverture de sa 38e édition, le festival de théâtre montpelliérain se place sous l’égide du dramaturge russe à travers deux de ses œuvres, "La Mouette" et "Platonov", dans des versions, revisitées ici entre tragicomédie almodovarienne et drame bourgeois chabrolien.

L’ambiance est plutôt calme au cœur de la pinède. En cette fin d’après-midi, le chant des cigales a laissé place au souffle de la tramontane. À peine sent-on les prémices de l’effervescence à venir. Bientôt, quelques tables sont prises d’assaut. Petit à petit, l’espace prend vie. Devant la cabane Napo, une poignée de festivaliers, les premiers, se pressent. Dans quelques minutes, Gaviota, d’après La Mouette de Tchekhov, donnera le coup d’envoi de la 38e édition du Printemps des Comédiens. 

Gaviota d'après la Mouette d'Anton Tchekhov, mise en scène de Guillermo Cacace © Francisco Castro Pizzo
Gaviota d’après La Mouette d’Anton Tchekhov, mise en scène de Guillermo Cacace © Francisco Castro Pizzo

À l’intérieur de la salle en bois rouge et bâches en plastique blanc, l’espace est réduit — tout au plus soixante places. Autour d’une immense table, les cinq comédiennes vaquent à leurs occupations. L’une grignote, une autre se sert un verre de vin rouge, une troisième relit ses notes. De temps à autre, elles échangent des regards ou observent les spectateurs qui s’installent. Certains d’entre eux prennent place sur les gradins, d’autres sont conviés à la table de travail, au plus près des interprètes. Ici, pas de scène à proprement parler, ni de quatrième mur : tout se joue là, comme si de rien n’était, comme si loin d’être prête, la pièce tant promise, énième adaptation de la célèbre pièce de l’auteur russe, n’était encore qu’à l’ébauche. 

Pourtant, en préambule, l’Argentin Guillermo Cacace, après avoir évoqué son pays, et les conditions catastrophiques de création depuis l’arrivée de Javier Milei, donnait les premières pistes de réflexion qui ont guidé son travail et celui de son dramaturge Juan Ignacio Fernández. Les premiers échanges de mails remontent à février 2020, peu de temps avant que la crise covid mettent le monde à l’arrêt. Comme beaucoup d’artistes, le metteur en scène n’a d’autres choix que de commencer l’aventure en visio. De cette situation ubuesque voire surréaliste, il tire un parti-pris décalé qui, tout en respectant l’œuvre, la patine de nouveaux accents. Texte à la main, avec à peine quelques accessoires pour donner le change — des lunettes pour Arakadia et Trigorine, des couvertures pour évoquer les rudes nuits d’hiver —, le jeu s’invite imperceptiblement à la table. Le public ferré devient le témoin privilégié de ce huis-clos de plus en plus étouffant.  

Loin du vague à l’âme slave, c’est la fièvre, la fureur mâtinée d’un brin de burlesque. Arkadina (tonitruante Paula Fernandez MBarak), tragédienne jusqu’au bout de ses ongles peints en rouge, hurle sa douleur d’être une mère incomprise et une amante éconduite pour une plus jeune. Trigorine (Marcela Guerty, détonante), en impassible roublarde, joue des œillades tout en clamant son innocence, l’outrage que l’on veut faire à son peu de vertu. Treplev (poignante Muriel Sago), trop sensible, n’est que larmes et blessures. Nina (troublante Romina Padoan), plus complexe qu’il n’y parait, passe du détachement effronté à l’effondrement physique. Enfin, mise en lumière dans l’intimiste mise en scène de Guillermo Cacace, Macha (Clarisa Korovsky tout en justesse retenue), observatrice des drames à venir, sert de pilier et de lien aux figures archétypales de cette famille dysfonctionnelle. 

S’appuyant uniquement sur le jeu de ses comédiennes, toutes excellentes, et quelques artifices (dont la voix envoûtante de Lhasa, chanteuse trop tôt disparue) le metteur en scène, pointure de l’avant-garde en Argentine, signe un objet théâtral qui au premier abord déroute, mais peu à peu emporte et touche à l’humain, au sensible. Du très grand art ! 

Sur l'autre rive d'après Platonov d'Anton Tchekhov, mise en scène de Cyril Teste © Simon Gosselin
Sur l’autre rive d’après Platonov d’Anton Tchekhov, mise en scène de Cyril Teste © Simon Gosselin

À l’instar de Julien Gosselin l’an dernier, Cyril Teste, autre metteur en scène grand adepte de la vidéo, propose à une partie du public, un peu plus tard dans la soirée, d’investir le plateau de l’amphithéâtre d’O, de se mêler aux comédiens et d’être les figurants privilégiés de la chute de Micha (Vincent Berger), double contemporain de Platonov. S’emparant de la traduction d’Olivier Cadiot, qu’il tricote et détricote à l’envi, l’artiste nîmois ne s’intéresse pas tant à l’histoire de cet anti-héros, petit bourgeois arrogeant et dépressif, qu’aux aspirations de ce jeune auteur – à peine dix-huit ans quand il écrit cette première pièce, capable d’esquisser déjà ses personnages qui vivent gonflés à bloc à l’énergie du désespoir, déjà conscients de la fin imminente de leur monde. 

Transformé en dancefloor d’une quelconque fête de village, l’espace scénique devient le lieu de toutes les rencontres, de toutes les discussions à bâtons rompus. L’alcool aidant, les différents protagonistes font peu à peu tomber les masques. La joie des retrouvailles et du partage se transforme en règlement de compte cynique. Les âmes, ici, sont grises. Elles n’ont presque pas de substance, sauf quand la caméra les filme en gros plan. Sourire de façade, antipathie criante, naïveté feinte, le microcosme de connaissances qui tourne autour de la jolie veuve Anna (Olivia Corsini) n’est que faux semblants, jalousie et convoitise. 

Dans cette adaptation contemporaine de Platonov, qui a été imaginée en un diptyque dont l’autre volet sera diffusé sur Arte à l’automne, les histoires n’ont que peu d’importance. Ce qui intéresse Cyril Teste, c’est capter, et tout particulièrement à la caméra, des ambiances, des atmosphères qui ne sont pas sans rappeler celles, sombres, que prisait Claude Chabrol. Mais dialogues à couteaux tirés et regards assassins ne suffissent pas à tenir la comparaison. S’intéressant plus à la forme et au rendu, le metteur en scène ne fait qu’esquisser les rôles, ne leur donne que peu de consistance. Le parti-pris pourrait être passionnant si, par moments, le temps se suspendait et donnait à voir autre chose que du banal, du quotidien. Malheureusement, rien ne se passe vraiment : seules passent les illusions des personnages.

Cyril Teste le dit lui-même : il ne pourrait se passer de caméras. Elles sont les pinceaux qui lui permettent de créer. Indéniablement maître en la matière, les images diffusées sur grand écran ont de la force, du caractère. Mais elles finissent par en écraser le théâtre qui s’agite juste en dessous. Avec Sur l’autre rive, qui se veut l’autre pendant de la Mouette créée en 2022, l’artiste poursuit sa balade tchékhovienne et dédouble son art, mais il perd en art scénique ce qu’il aura gagné en virtuosité cinématographique.


Le Printemps des comédiens38e édition
Domaine d’O

178 Rue de la Carriérasse, 34090 Montpellier

Gaviota d’après La Mouette d’Anton Tchekhov
Spectacle argentin en espagnol surtitré en français
Cabane Napo
Durée 1h30
Du 30 mai au 2 juin 2024

Tournée
22 au 27 août 2024 au Festival Noorderzon, Festival of performing Arts & Society
29 au 31 août 2024 au FITT Noves Dramaturgies, Tarragone, Espagne

Dramaturgie de Juan Ignacio Fernández
Mise en scène de Guillermo Cacace assisté d’Alejandro Guerscovich
Avec Clarisa Korovsky, Marcela Guerty, Paula Fernandez MBarak, Muriel Sago et Romina Padoan

Sur l’autre rive d’après Platonov d’Anton Tchekhov (diptyque – second volet diffusé sur ARTE et arte.tv à l’automne 2024)
Amphithéâtre d’O
Du 30 mai au 1er juin 2024
Durée 1h50 environ

Tournée
27 septembre au 13 octobre 2024 au Théâtre Nanterre-Amandiers, centre dramatique national (92)
17 et 18 octobre 2024 à l’Espace des Arts, scène nationale de Chalon-sur-Saône (71)
8 au 16 novembre 2024 au Théâtre du Rond-Point, Paris (75)
26 novembre 2024 à l’Equinoxe, scène nationale de Châteauroux (36)
5 et 6 décembre 2024 à la Maison de la Culture d’Amiens, Pôle européen de création et de production (80)
11 au 13 décembre 2024 aux Quinconces, scène nationale du Mans (72)
18 et 19 décembre 2024 à La Condition Publique, Roubaix, dans le cadre de la saison nomade de La Rose des vents, Scène nationale Lille Métropole Villeneuve d’Ascq (59)
15 au 17 janvier 2025 au Théâtre des Louvrais, Points Communs, scène nationale de Cergy-Pontoise/Val d’Oise (91)
22 et 23 janvier 2025 à la Comédie de Valence, centre dramatique national Drôme-Ardèche (26)
30 janvier au 8 février 2025 aux Célestins, Théâtre de Lyon (69)
18 et 19 mars 2025 au Tandem, scène nationale, Douai (59)
26 au 28 mars 2025 au Théâtre Sénart, scène nationale (77)


Mise en scène de Cyril Teste assisté de Sylvère Santin
Traduction d’Olivier Cadiot
Adaptation de Joanne Delachair et Cyril Teste 
Avec  Vincent Berger, Olivia Corsini, Florent Dupuis, Katia Ferreira, Adrien Guiraud, Emilie Incerti Formentini, Mathias Labelle, Robin Lhuillier, Lou Martin-Fernet, Charles Morillon, Marc Prin, Pierre Timaitre, Haini Wang
Collaboration artistique – Marion Pellissier
Dramaturgie de Leila Adham
Scénographie de Valérie Grall
Costumes d’Isabelle Deffin, assistée de Noé Quilichini
Création lumière de Julien Boizard
Création vidéo de Mehdi Toutain-Lopez
Images originales : Nicolas Doremus et Christophe Gaultier
Musique originale : Nihil Bordures et Florent Dupuis

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