Quelle est la genèse de ce projet sur l’héroïsme, qui sera créé, le 6 juin prochain à l’occasion du festival La Maison Danse Uzès ?
Marion Carriau : Ce n’est pas tant l’héroïsme que je souhaitais traiter, mais plutôt la manière dont les mythes et les légendes nous construisent. Comment, qu’on le veuille ou non, l’histoire de nos ancêtres potentiels impacte-t-elle nos corps ? Dans ma famille, j’ai toujours entendu dire, depuis que je suis toute petite que nous descendions de l’Amiral Sénès, un officier de marine, dont il existe une statue à Toulon. J’ai grandi avec l’image de cet homme, dont les faits révèlent un certain héroïsme pour qu’on garde trace de son effigie. Dans mon inconscient d’enfant, je trouvais assez impressionnant, alors que je ne viens pas d’un milieu aisé, qu’il y ait quelqu’un qui ait su ainsi retenir l’attention de ses contemporains.
Et puis, il y a cinq ans, par le plus grand des hasards, je suis invitée à participer au festival Constellations. C’est la première fois de ma vie que je mets les pieds à Toulon. Je me perds rapidement dans la ville et me trouve, au détour d’une rue, nez à nez, avec son buste. Tout mon imaginaire est chamboulé. Je m’attendais à tout autre chose, un homme sur un immense à cheval, dans un jardin luxuriant avec des cascades. Rien de tout cela. Le héros fantasmé est réel, mais très différent de ce que j’avais en tête. J’ai donc décidé de commencer une enquête pour en savoir plus sur lui et comprendre le lien qui nous unit.
Comment avez-vous procédé ?
Marion Carriau : C’est un travail de longue haleine. J’ai tout d’abord pris le temps d’interviewer différentes personnes, des militaires, un historien spécialisé en guerres navales contemporaines, un généalogiste, afin d’en savoir un peu plus sur ce héros toulonnais. Je voulais comprendre qui il était, ce qu’il avait fait et quel était notre degré de parenté. J’avais besoin de le voir sous différents prismes, j’ai même été à la rencontre d’une médium, pour tenter d’entrer en contact direct avec lui.
En effet une enquête très poussée…
Marion Carriau : Ce qui m’intéressait tout particulièrement et qui a guidé mon geste artistique, c’est que je souhaitais garder des traces audios de tous ces échanges, que cela puisse faire partie intégrante du projet et de la pièce à venir. Je voulais construire un pont entre l’enquête intime et le travail chorégraphique que je mène. C’était le point de départ mais j’ai finalement emprunté d’autres chemins artistiques. Je trouvais dommage de ne pas valoriser les entretiens faits avec les personnes que j’ai rencontrées, toutes très généreuses et impliquées. Plutôt que de les conserver en archives, j’ai choisi de les mettre en avant et de créer un podcast en parallèle du spectacle. Tous ceux qui le souhaitent pourront écouter ces différents entretiens en amont de la pièce. Les premiers épisodes arriveront seront prêts à l’automne 2024, donc après la première à Uzès.
Comment à partir de ce matériel audio et des informations que vous avez recueillies avez-vous travaillé pour écrire la chorégraphie du spectacle ?
Marion Carriau : Cela a été un vrai travail collectif. Dans un premier temps, j’ai partagé les bandes audios avec l’ensemble de l’équipe de création. Nous nous en sommes nourris pour que la pièce garde en filigrane un lien avec l’enquête. Contrairement à ce que j’avais imaginé au départ, c’est-à-dire un docu-fiction dansé, j’ai décidé d’enlever ces audios pour ne garder que les états de corps qu’ils nous avaient inspirés. De plus, au fil des découvertes sur cet ancêtre fantasmé, le projet a pris un tournant plus politique et plus universel.
Pourquoi ?
Marion Carriau : Tout simplement, parce que j’ai réalisé au cours du processus de création et de mes recherches, que l’Amiral Sénès avait vécu à la fin du XIXᵉ et au début du XXe siècle. Il y avait donc de fortes chances pour qu’il se soit illustré lors des guerres de colonisation. Et en effet, il a notamment participé au blocus des côtes de l’Annam, qui n’était pas encore l’Indochine. En France, à cette époque, le contexte politique et social est extrêmement raciste. C’est quelque chose qui a été assez dur à réaliser pour moi. Il était loin de l’aventurier que j’imaginais enfant.
Est-ce que cela a modifié votre projet, du moins ce que vous souhaitiez aborder ?
Marion Carriau : En partie, oui. J’ai en effet eu envie de questionner le choix de statufier quelqu’un ? Comment au nom de la propagande on fabrique des héros, des figures, paternalistes qui plus est? et surtout à quoi et à qui cela sert-il ? En changeant d’axe, cela m’a finalement permis de me réapproprier mon histoire personnelle et de mieux comprendre l’histoire universelle. En voulant convoquer au plateau, une forme d’héroïsme, je savais qu’il était essentiel de jouer collectif et non genré. C’est notamment la raison qui m’a poussée à imaginer un trio.
Comment avez travaillé ensemble au plateau ?
Marion Carriau : Comme je l’évoquais plutôt, avant de commencer à travailler au plateau, j’avais en tête une matière chorégraphique assez précise et spécifique. Nous sommes donc partis de cela pour avoir un terreau commun. Mon idée était d’avoir des corps naufragés sur scène. C’est-à-dire des corps plus osseux que musculeux. J’ai choisi de travailler avec le body mind centering – une méthode d’éducation somatique basée sur l’étude et l’expérimentation de nos systèmes corporels et de notre anatomie. Cela nous a permis de nous rendre compte que ce n’était pas suffisant qu’il fallait aller plus loin, convoquer aussi le système lymphatique. A cet outil, s’est ajouté celui de la visualisation. Ces 2 entrées conjuguées permettent d’intégrer le corps matière dans une fiction, un décor, une époque et ainsi de voir apparaitre des personnages. Nous sommes encore en création, mais j’ai l’impression d’avoir trouvé l’endroit et la forme que je cherchais.
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
L’Amiral Sénès de Marion Carriau
Festival La Maison Danse CDCN
2 Place aux Herbes
30700 Uzès
le 6 juillet 2024
Durée 1H15
Conception – Marion Carriau
avec Yannick Hugron, Clémentine Maubon, Maeva Cunci
Création lumière de Magda Kachouche
Composition de Valentin Mussou
Scénographie de Rémy Ebras
Création costumes d’Alexia Crisp Jones assistée de Ludivine Maillard
Assistante – Hyacinthe Hennae
Regard extérieur – Alexandre Da Silva
Régie son d’Arnaud Pichon
Travail vocal – Elise Chauvin et Jeanne-Sarah Deledicq