De la pièce écrite par Shakespeare, qui romançait déjà l’Histoire, ne subsistent que quelques spectres qui apparaissent et disparaissent à mesure du récit qu’en font Sofia Dias et Vítor Roriz. Seuls pour porter au plateau ce qui a traversé les siècles comme l’histoire d’amour par excellence, les deux acolytes réalisaient avec Antoine et Cléopâtre leur première collaboration aux côtés de Tiago Rodrigues, en 2014. Dix ans plus tard, le projet continue de tourner régulièrement et porte avec lui une vision épurée du théâtre, dans laquelle le verbe et les corps se rejoignent en un même geste artistique. Une vision pertinente quand le directeur du Festival d’Avignon présente sa prochaine édition par ces termes : “Chercher les mots”.
Car il s’agit moins de raconter l’amour qui a uni – ou non – le général romain et la reine d’Égypte, que de donner de cet épisode fantasmé une lecture sensible et poétique qui trouve sa force dans son épure. Dans une scénographie de l’essentiel signée Ângela Rocha, Tiago Rodrigues joue avec les multiples niveaux de narration. Au travers des mots et gestes des deux interprètes comme à la lecture de l’espace habité d’un tourne-disque et d’un mobile typé art contemporain, le metteur en scène développe une forme entre concret et abstrait, entre passé et présent, entre souvenirs et rêves. De cette manière, il embarque les spectateurs dans le flux des narrateurs et parvient à créer une situation immédiate à partir d’éléments tenus à distance, par la temporalité ou l’usage de la troisième personne.
Deux ou trois mots de tous les jours
Tiago Rodrigues cherche les mots, dans cet Antoine et Cléopâtre, des mots qu’il confie à Sofia Dias et Vítor Roriz et qui viennent créer d’étranges liens à travers les siècles. Sous ses apparences descriptives et factuelles, le récit indirect dans lequel se confondent personnages et comédiens construit sa propre grille de lecture et révèle peu à peu une grande théâtralité. Partant des regards et de la subjectivité des points de vue, l’auteur et metteur en scène fait – délicatement mais sûrement – une véritable déclaration d’amour au théâtre. Après tout, c’est précisément cet art du jeu qui permet de voir le monde à travers les yeux de quelqu’un d’autre, comme en son lieu le cinéma, également présent ici grâce à la bande originale d’Alex North du film Cléopâtre de Mankiewicz.
Dans un espace où tout doit au symbole, Sofia Dias et Vítor Roriz redonnent finalement vie, par l’imagination que sculptent les mots, à l’un des couples les plus mythiques de l’Histoire. Au fil d’un rythme qui se construit et se déconstruit à plusieurs reprises, Tiago Rodrigues va aussi trouver dans les latences et les intensités ce qui lui permet d’en raconter sa propre version. Faisant couler les mots comme le sang de la tragédie, il donne à voir un théâtre qui n’existe que par sa dimension vivante, avec une simplicité et une pertinence qui lui donnent toute sa puissance. Grâce à ce duo d’artistes dont la complicité apparaît essentielle, et à force de chercher les mots et de s’en amuser, cet Antoine et Cléopâtre brille par sa pureté et sa sensibilité.
Peter Avondo, envoyé spécial à Toulouse
Antoine et Cléopâtre de Tiago Rodrigues
Théâtre Garonne – Toulouse
Du 2 au 5 mai 2024
Durée 1h environ
Texte et mise en scène Tiago Rodrigues
Avec des citations d’Antoine et Cléopâtre de William Shakespeare
Interprétation Sofia Dias, Vítor Roriz
Scénographie Ângela Rocha
Costumes Ângela Rocha, Magda Bizarro
Création lumière Nuno Meira
Musique extraites de la bande originale du film Cléopâtre (1963), composée par Alex North
Collaboration artistique Maria João Serrão, Thomas Walgrave