Sourire éclatant, regard doux, presque évanescent, silhouette élancée, Virginie Colemyn a un je-ne sais-quoi d’insolite, d’inattendu. Sa voix légèrement traînante, son port imperceptiblement altier lui donnent des airs de Madone de la renaissance. Lorsqu’on la rencontre par hasard dans les couloirs de l’Odéon, elle laisse une impression unique, légère, presque familière. Il y a dans sa manière d’être, en retrait, quelque chose de l’ordre du vertige. Se livrer, être dans la lumière, n’est pas dans sa nature. Elle chérit jalousement son jardin secret. Le seul plaisir gourmand, qu’elle accepte de dévoiler, c’est sa passion pour le théâtre, sa joie d’être sur les planches.
Hors des chemins balisés
Parcours atypique, la comédienne n’est pas passée par les grandes écoles d’Art dramatique. Elle s’est construite grâce à sa présence unique, son jeu tout en délicatesse. « Je n’ai pas suivi une filière classique, j’ai plutôt emprunté des chemins de traverse un brin chahutés. » Les mots ne coulent pas de source. Sa pensée vagabonde. L’entretien n’est pas un exercice facile pour l’artiste. Elle aime prendre le temps. Ses silences nombreux sont à la fois pudiques et pleins de charme. « Je crois que l’envie d’être sur scène s’est peu à peu incrustée en moi, plus exactement, assez jeune ce fût le seul endroit où quelque chose était possible, notamment pour faire face au chagrin et tenir à distance, grâce à la fiction, un peu de la violence des adultes. » Le ton est grave, sincère. Il y a chez elle cette authenticité, cette honnêteté naturelle qui la rend si unique au plateau.
Poussée par le corps enseignant, qui lui trouve quelque facilité à dire les poèmes, à les incarner, Virginie Colemyn commence à suivre des cours de théâtre. Son grand plaisir : imiter ses proches, non pour s’en moquer, mais bien pour divertir, pour détourner l’attention, mettre les projecteurs ailleurs. « Assez vite, j’ai été encouragée dans cette voie. Prendre la parole en public m’a comme redressée, les textes de théâtre, les mots des poètes m’ont soustraite à la peur et à une émotivité encombrante … Quand j’imitais les autres, leur façon de parler, leurs attitudes, cela me permettait d’exprimer des choses que j’avais en moi, que je n’aurais pas pu dire sans passer par ce biais. Très vite, je me suis rendu compte que j’avais une certaine aptitude à faire rire, quelle gratification alors de devenir autre dans le regard de mes camarades. »
Paris, les théâtres, une vie de troupe
D’origine bordelaise, la comédienne, forte des conseils de ses professeurs, passe par une école de mime, par le cirque Romanès et d’autres formations en marge des grandes écoles nationales qui ne l’ont jamais acceptée. « C’est quelque chose qui m’est resté, même si je n’ai jamais tenté de comprendre pourquoi. La seule chose que je retiens, c’est que n’ayant pas pu avoir cette reconnaissance-là, je me suis construite autrement. J’ai dû trouver d’autres moyens pour y arriver. Je me suis donc inscrite à l’École de Jacques Lecoq qui était pour moi une sorte de graal, car je savais que Simon McBurney, Christoph Marthaler et Ariane Mnouchkine étaient passés par là. Cela me semblait le bon endroit, celui d’une pédagogie infiniment riche; la promesse d’un voyage vers l’éclosion d’un corps poétique, celui aussi des apprentissages entre pairs avec des étudiant.e.s du monde entier. »
Dès son arrivée à Paris, elle fréquente assidument les théâtres. « Les premiers spectacles que j’ai vus, c’était à l’Odéon, Arlequin serviteur de deux maîtres de Goldoni, mis en scène par Giorgio Strehler, et Splendid’s de Jean Genet, mis en scène par Klaus Michael Grüber. Les deux étaient si différents esthétiquement. Mais quels chocs ! J’en ai gardé des impressions fortes. Ces deux œuvres m’ont marquée indéniablement. » Ne connaissant personne, éloignée du milieu artistique, Virginie Colemyn tente sa chance au cours Florent. Elle y découvre une solidarité, une forme de bienveillance. Un pied dans le métier, elle lit beaucoup, s’intéresse à tout. Elle qui se sentait comme vide à l’intérieur, presque comme effacée, se nourrit de tout ce qui l’entoure, de chaque expérience.
La Comédienne apprend à écouter son corps, les agitations qui l’habitent, ses résonances intérieures, à se laisser traverser par des vibrations. « Quand j’avais une scène à jouer, je ne me contentais pas uniquement de l’apprendre, je lisais l’œuvre entièrement. J’avais soif de savoir, le besoin de m’imprégner des pièces du répertoire, de l’écriture des grands auteurs. Je recherchais inlassablement de l’altérité. Pour me glisser dans un rôle, je laisse agir les premières impressions, les apports dramaturgiques irriguer l’imaginaire, les lectures transversales aller vers une métabolisation, une métamorphose. J’ai ainsi accueilli une multitude de rôles de papiers. Ils se déposent par strate, comme un feuilletage. Ils me font grandir, j’habite avec eux, ils me viennent en aide, prennent leur part à chaque nouveau projet. »
Du rire à la tragédie
Celle qui aimait tant faire rire ses camarades étant petite enchaîne les tragédies. Sa “théatrographie” passe ainsi des textes de répertoire, Sophocle, Racine, Shakespeare, Büchner, Lermontov à d’autres contemporains, Arne Lygre, notamment qu’elle joue actuellement à l’Odéon. De rôle en rôle, tous très différents les uns des autres, elle déploie un jeu tout en intensité retenue. Ses choix, c’est la vie, l’instinct qui la guide. Après avoir fait ses premières armes au Théâtre du Soleil aux côtés d’Ariane Mnouchkine, elle rencontre en 2009 Gwenaël Morin, qui vient de lancer son Théâtre permanent aux Laboratoires d’Aubervilliers. Avec lui, elle se laisse porter par les grandes épopées théâtrales. « Je me souviens des premiers jours de répétitions d’Antigone. Je jouais Créon. La scène était située sur le parking des Labos. On venait d’apprendre la mort de Pina Bausch. C’était un moment suspendu, intense. Tout était étrange. Et puis il y a eu Hamlet, le rôle d’Ophélie et Lady Macbeth, aussi Woyzeck, Antiteatre de Fassbinder, la tragédie grecque avec le rôle d’Ajax dans le théâtre antique de Fourvière. Gwénael m’a souvent confié de grands rôles masculins aux destins implacables. Tous ces moments autant éphémères qu’incroyables sont gravés en moi, ils me constituent. »
Fidèle autant qu’infidèle, Virginie Colemyn passe d’un univers à l’autre, mais toujours avec une forme de réticence curieuse. « C‘est toujours immensément difficile d‘accepter une proposition de rôle, de faire confiance à un metteur en scène. Il y a une forme, je pense, de folie de « l’abandon contrôlé » dans ce métier. D’autant que ce qui me motive, c’est vraiment la puissance irrésistible de l’inconnu que provoque en moi telle ou telle aventure. Avec Gwenaël (Morin), par exemple, c’est sa manière de faire théâtre, qui est de l’ordre du manifeste. Il y a chez lui et dans ses projets une exaltation, une fougue qui met autant à contribution le corps que l’esprit. Tout comme chez Christophe Rauck, Ariane Mnouchkine ou Nathalie Garraud et Olivier Saccomano, il y a une vision, un rêve presque sacré, qui emporte loin. »
Artiste plurielle
Éclectique, la comédienne l’est viscéralement. Passant de l’univers de Braunschweig, très cérébral, à celui de Marie-José Malis, avec qui elle a eu grand plaisir à travailler « elle m’a confié le rôle de la baronne dans Bal masqué de Lermotov et surtout accordé une place inoubliable parmi ses acteurs historiques ». Elle fait souvent des pas de côté. En parallèle de son métier, elle se forme à la danse et aux masques balinais. Un temps, elle devient performeuse pour Boltanski. Jamais où on l’attend, elle traverse le théâtre français avec une grâce, un décalage singulier qui fait tout le charme de sa présence au plateau. Riant à gorge déployée, convoquant les dieux funestes, mère, reine, ouvrière, elle se glisse silencieusement, imperceptiblement dans les univers des différents metteurs en scène avec lesquels, elle collabore. « Travailler avec Stéphane (Braunschweig) est toujours une expérience. Tout commence par la découverte de la scénographie. DeSoudain l’été dernier de Tennessee Williams, où nous étions au cœur d’une forêt vierge, à Nous pour un moment d’Arne Lygre, où l’on jouait dans de l’eau jusqu’aux chevilles, il y a toujours chez lui l’idée d’un espace de jeu métaphorisé, qui forcément influence notre jeu. Dans Jours de joie, il y a une forme d’épure sophistiquée, un banc planté là, autour d’un sol jonché de feuilles. Un sentiment de solitude, celui des personnages, envahit la scène. Et puis il y a souvent un mur, chez Stéphane, qui vient fermer l’espace et à la fin le réouvrir. »
Des rôles, des envies, Virginie Colemyn en a plein la tête. De l’écriture de debbie tucker green, dont elle a découvert Mauvaises à la Mc93 dans la mise en scène de Sébastien Derrey, à celle d’Anton Tchékhov, qu’étonnamment elle n’a jamais joué, ou de Pirandello, la comédienne refuse les cadres, les carcans, les figures imposées. « Tchékhov, j’ai effleuré son œuvre au théâtre du Soleil. Lorsque nous travaillions à la création de Les Éphémères, ses pièces servaient d’objet d’études, de mises en situation, nous cherchions les choses tues, les rapports incertains, hésitants, la vie, le temps qui passe, une école des maîtres. »
Histoires de mères
Se glissant à nouveau dans la peau de ces deux mères cherchant dans chaque moment des étincelles de joie alors qu’elles sont rongées par la solitude, si bien ciselées par Arne Lygre, l’artiste électrise l’espace. « Il y a dans ces deux personnages de femmes une forme d’agitation permanente, de la mauvaise foi. Elles créent chez leurs interlocuteurs de l’irritation et de la déstabilisation. Extrêmement volontaristes, elles veulent forcer leur destin, assez triste, sortir de leur mélancolie, de leur brisure, quitte à provoquer des moments de joie, qui sont tout sauf spontanés, ne pas rester enfermée dans une identité.
C’est à la fois très beau et très fragile. Elles apprennent à pardonner, à célébrer les moments de réconciliation. Elles chantent aussi ! Quand nous répétions la pièce, Stéphane a été très attentif à nos interrogations, à notre manière d’entrer dans la matière théâtrale. Il interroge la moindre inflexion du texte. Il travaille à faire que l’écoute ne soit jamais tranquille, qu’on sorte d’une certaine banalité ou du caractère anodin d’une conversation tout en restant dans une parole non réflexive. Parce que chez Lygre, ce sont des paroles qui circulent comme ça entre les êtres, mais ce sont des mots très simples. Il n’y a rien de trop, de superflu, ni les silence, ni les sauts de lignes. Et c’est à cette épure que tend la mise en scène de Stéphane. »
Bien que trop rare au théâtre, Virginie Colemyn poursuit à son rythme un parcours riche et extrêmement varié. Elle prépare pour 2025 la création d’À cheval sur le dos d’oiseau de Céline Delbecq, texte qu’elle a découvert lors d’une lecture dans le cadre des rencontres des écritures contemporaines de Lyon avec Pierre Germain et Pauline Hercule. C’est un monologue, celui d’une femme précaire qui cherche à récupérer la garde de son tout petit enfant. Par ailleurs, elle devait jouer en cette fin avril à la Villette aux côtés de ses compagnes du collectif Travaux Publics, mais en raison d’un chevauchement de calendrier, elle a dû céder sa place. « Le soleil brû(il)le est né d’une commande d’écriture autour du comment agir ensemble en Seine-Saint-Denis. Pour ce projet, mes camarades — Sandra Iché, Marjorie Glas, Renaud Golo, Lénaïg Le Touze — et moi, nous sommes allés à la rencontre de travailleurs sociaux sous forme d’ateliers afin de les écouter , de comprendre leurs problématiques et leurs enjeux pour demain. Une création coopérative pour faire entendre leurs paroles et visibiliser le délitement de l’état social. Nous venons toutes et tous d’univers différents, que ce soit la sociologie, l’histoire ou la pratique du corps. En 2019, grâce notamment à Hortense Archambault de la MC93, nous avons pu tenter un geste, donner corps à ce désir d’être à l’écoute des maux de la société d’aujourd’hui sans pour autant imposer une vision binaire du monde. »
Tragique ou clownesque, enfantine ou mature, attrape l’attention, la retient et embarque le spectateur au plus près de son personnage, de sa dimension intime. Après avoir irradié la scène de l’Odéon 6e, c’est aux ateliers Berthier qu’elle reprend du service et révèle sa nature unique d’artiste majeure.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Jours de joie d’Arne Lygre
Odéon – Ateliers Berthier
1, rue André Suares
75017 Paris
Du 20 avril au 5 mai 2024
Durée 2h20 environ.
Création Odéon – Théâtre de l’europe
Place de l’Odéon
75006 Paris
Jusqu’au 14 octobre 2022
Tournée
25 novembre 2022 au Festival Interférences de Cluj, Roumanie
les 11 et 12 janvier 2023 au CDN de Besançon
mise en scéne et scénographie de Stéphane Braunschweig assisté de Clémentine Vignais
avec Virginie Colemyn, Cécile Coustillac, Alexandre Pallu, Pierric Plathier, Lamya Regragui Muzio, Chloé Réjon, Grégoire Tachnakian, Jean-Philippe Vidal
traduction française de Stéphane Braunschweig & Astrid Schenka
collaboration artistique – Anne-Françoise Benhamou
collaboration à la scénographie – Alexandre de Dardel
costumes de Thibault Vancraenenbroeck
lumière de Marion Hewlett
son de Xavier Jacquot