C’est parce que vous appartenez à la famille des “gens qui doutent” que vous avez décidé de faire ce spectacle autour des chansons d’Anne Sylvestre ?
Marie Fortuit : Effectivement, j’appartiens à cette famille, et à travers ce spectacle, je voulais leur rendre hommage. Je voulais chanter les gens à-côté, les gens vulnérables. Il a germé, dans le cadre du projet Les Remèdes de l’âme au Centre Hospitalier de Valenciennes, que j’ai mené avec la scène nationale du Phénix, où ma compagnie Les Louves à minuit est associée. J’y ai beaucoup chanté les chansons d’Anne Sylvestre. C’était une façon de me présenter aux patients mais aussi aux soignants, aussi bien dans des chambres individuelles mais également dans le département psychiatrique, les salles du secrétariat, des infirmières et des infirmiers. Une manière de faire un pacte de théâtre et de vie, et il passe par ce doute.
Ce doute qui passe par “leurs petites chansons” ?
Marie Fortuit : En travaillant le spectacle, je me suis rendue compte que cette question du doute pouvait parfois être presque trop dangereuse pour les femmes. Le Complexe de la sorcière d’Isabelle Sorente, dont je lis un extrait dans le spectacle, raconte comment parfois le doute peut s’immiscer en nous, tel un caillou dans notre chaussure, comme une remise en question de sa personne. Je refuse ce doute-là, qui parfois fait que l’on ne sait plus si on a le droit de parler dans telle ou telle situation. J’appartiens aux gens qui doutent, dans le sens de la vulnérabilité. Avec ce spectacle, j’ai compris aussi qu’il y avait un doute qu’il fallait éloigner de soi.
Donc, ce spectacle est aussi “un mur pour pleurer” ? Ou plus, un mur pour y inscrire les maux…
Marie Fortuit : Dans Je cherche un mur pour pleurer, il y a le mot cherché. C’est comme une façon de fouiller. Comme si l’on était des archéologues. C’est aussi un mur pour déposer les larmes et les armes, pour prendre le temps, comme elle le dit dans Tant de choses à vous dire. C’est une invitation à déposer. Il n’y a rien de plus beau qu’un chemin de mots qui crée notre tremblement et qui permet de se sentir vivant. La chanson et la poésie sont des refuges, des compagnes de route qui permettent de surmonter les injustices les plus grandes. C’est une façon de refaire communauté humaine.
De quelle envie est né votre spectacle ? Celle de raconter vos questions sur le monde, et sur qui a demandé à “l’ancêtre” de venir l’aider ?
Marie Fortuit : C’est exactement la question du spectacle. Mais ça, je l’ai découvert au fur et à mesure. C’est en créant, parfois même des mois plus tard, que je découvre finalement ce qui s’articule entre ma vie et mon travail. J’ai commencé à travailler sur le spectacle, en décembre 2020, quelques jours, après sa mort. C’était un moment de confinement, où il y avait des plateaux disponibles. Célie Pauthe, la directrice d’alors du CDN de Besançon, m’a invité à faire une carte blanche. Elle me voyait toujours chanter des chansons. J’adore chanter des chansons avec des amis.
Quand Anne Sylvestre est morte, j’étais très meurtrie. C’est quelqu’un qui a beaucoup compté mais qui n’a jamais été pour moi une idole. Ça qui m’a aussi permis de mener un chemin à travers ses magnifiques chansons. C’est quelqu’un qui a toujours permis d’ouvrir la voie à d’autres. Elle a créé sa maison de disques. Elle a toujours accompagné ses “petites sœurs”.
Aller chercher “l’ancêtre” pour faire passer les choses par soi-même et rendre la balle, c’est vraiment ça. C’est comme une sorte de fil dans une aiguille, un ballon que l’on se passerait. C’est une immense artiste, une immense poétesse, une immense chanteuse-musicienne. Elle transcende les choses de la vie. Je la fais passer comme un mur de résonance. Mon idée était aussi de faire une résonance avec Lucie Sansen, qui est chanteuse et pianiste, avec qui je partage la scène, et de renvoyer la balle au public. C’est cette articulation-là que j‘ai essayé de tracer. Comment quelqu’un que l’on admire autant peu nous permet de se révéler. Le spectacle n’est pas un hommage, c’est autre chose. Je viens du théâtre…
Comment avez-vous théâtralisé votre spectacle qui, on le rappelle, n’est pas un tour de chant, mais deux voix féminines qui se répondent sur des histoires de femmes qui s’appellent Clémence, Cécile, Élise…
Marie Fortuit : J’ai essayé de penser quatre grands chapitres et de tisser un fil. J’ai travaillé avec Agathe Charnet et Mélanie Charreton, collaboratrices artistiques pour cela. Il fallait établir ce pacte avecle public théâtral et ouvrir les cœurs, au sens de me présenter à eux dans la mise en abîme d’une interview. C’est aussi comme-ci, avec Lucie Sansen, nous étions dans notre P’tit grenier, notre imaginaire à nous. Deux femmes artistes d’aujourd’hui qui s’amusent à mettre en résonance avec elles, les questions que l’on posait à Anne Sylvestre à l’époque dans les médias, mais aussi à celle que l’on a pu me poser à moi, en tant que femme. C’est le point de départ. Ensuite j’ai construit le spectacle à partir d’une sorte de constellation, où Anne Sylvestre est la base continue avec ses douze chansons. On entend sa voix mais assez tard dans le spectacle.
Avec ces chapitres ont fait un chemin en passant par les blessures, comme le viol avec Douce Maison, pour arriver aux Frangines, avec l’humour de Petit bonhomme, et puis d’aller chercher les “ancêtres” plus lointaine, c’est-à-dire Les Sorcières comme les autres. Tout en essayant de convoquer, par mes textes, les endroits qui m’ont permis d’Écrire pour ne pas mourir. Cela raconte aussi comment l’écriture et l’art permettent de nous relier. J’ai également constitué à l’intérieur même du spectacle, une constellation de Louves à minuit, tout cas de femmes. Il y a Anne, Lucie et moi et j’ai rallié Isabelle Sorente, Michèle Bernard, Audre Lorde.
Pour l’avoir vu au Train Bleu à Avignon, j’ai été trouvé que le public était très réactif. Même si elle n’a jamais été dans les hit-parades, il y a une longue filiation entre elle et son public qui est impressionnant, d’autant plus qu’elle saute les générations…
Marie Fortuit : Anne Sylvestre était quelqu’un qui, comme le dit Michèle Bernard, a nommé une immense palette d’émotions humaines. Ces chansons sont la bande originale de la vie de beaucoup de gens. Elles nous ramènent à une intimité. C’est très paradoxal, parce qu’en même temps, il y a énormément de pudeur. La forme que l’on a essayé de mettre en place dans cette hybridité entre théâtre et concert fait qu’après le spectacle, j’ai à cœur de sortir assez vite pour partager avec les gens.
Comme le faisait Anne Sylvestre…
Marie Fortuit : Elle est un phare dans la nuit. Parce qu’elle a tenu une ligne tout au long de sa vie. Une ligne de dignité, de courage, sans être dans la séduction, dans l’image… C’est vrai qu’il y a plus de femmes qui sont venues se confier à moi après le spectacle, mais il y a aussi eu des hommes. Elles arrivaient avec de grandes émotions selon ce qu’elles avaient pu vivre de difficiles mais aussi avec une immense tendresse. On l’a joué dans les lycées et dans les villages du Nord, devant des personnes qui n’ont pas l’habitude de venir au théâtre, ce qui est le principe de ses tournées en décentralisation. Il y a quelque chose qui se pose de cœur à cœur sur ce spectacle qui m’a paru absolument nécessaire.
Pourquoi l’avoir appelé La vie en vrai (avec Anne Sylvestre) ?
Marie Fortuit : C’était en écho à la période où on l’a créé. En 2020, il fallait sortir de nos enfermements et retrouver “la vie en vrai”. Quant à Anne Sylvestre, parce que l’on a besoin de ces modèles. Il faut continuer de les faire vibrer. Il y a un rapport à la mort. Les gens qui sont partis continuent à nous accompagner, parce que leur héritage est fertile et précieux pour la poésie et pour notre engagement. C’est par la regrettée Michèle Guigon que j’ai connu Anne Sylvestre, et elle m’a fait un beau cadeau de vie.
Propos recueillis par Marie-Céline Nivière
La vie en vrai (avec Anne Sylvestre), texte d’Anne Sylvestre et de Marie Fortuit.
Théâtre de l’Athénée Louis Jouvet
2-4 square de l’Opéra Louis-Jouvet
75009 Paris
Du 25 avril au 5 mai 2024.
Durée 1h05